« La supériorité spatiale est cruciale pour préserver la liberté d’action dans les autres milieux »

Comment préserver notre liberté d’action dans l’espace ? Comment anticiper les menaces que la France doit affronter dans ce nouveau théâtre de conflictualité ? L’ingénieure générale de l’armement Eva Portier, secrétaire générale du comité spatial de défense et adjointe espace du délégué général pour l’armement, et le général de division aérienne Philippe Adam, commandant de l’espace, débattent de ces enjeux pour Esprit défense n° 9.

Le général de division aérienne Philippe Adam et l’ingénieure générale de l’armement Eva Portier © Rouge Vif

L’espace exo-atmosphérique est-il un enjeu stratégique crucial du XXIe siècle ?

Général de division aérienne Philippe Adam : À l’été 2019, avec la publication de la Stratégie spatiale de défense, la France constatait que l’espace était devenu un nouveau milieu de conflictualité. Ce constat s’appuyait sur une hausse de l’activité humaine sur toutes les orbites, entraînant une augmentation des risques et l’émergence de menaces dans ce milieu. Quatre ans plus tard, ces constats sont toujours pertinents. Le fait que la conflictualité s’étende à de nouveaux champs et de nouveaux milieux constitue l’une des caractéristiques des conflits actuels et, très probablement, à venir. Sur le plan militaire, nous parlons dès lors d’« opérations multimilieux et multichamps ». La supériorité dans le domaine spatial y revêt une importance cruciale pour préserver la liberté d’action dans les autres milieux.

Le Commandement de l’espace (CDE) a été créé en septembre 2019 afin de répondre à cet enjeu. Pour réussir sa montée en puissance, il s’appuie sur l’armée de l’Air et de l’Espace, au sein duquel il est intégré.

Ingénieure générale de l’armement Eva Portier : Il ne fait aucun doute que les enjeux que touche le domaine spatial ne feront que croître et se multiplier pour le ministère des Armées et plus globalement pour notre Nation. L’activité humaine dans l’espace exo-atmosphérique évolue déjà significativement avec les projets de constellations en orbite basse. Elle pourrait connaître un véritable boom si des projets comme des stations privées ou des services en orbite (ravitaillement, réparation, logistique…) s’y développaient. Les us et coutumes qui prévalaient depuis la fin de la Guerre froide sont aujourd’hui profondément bousculés. Cela nous ouvre un potentiel d’usages nouveaux très important. A contrario, dans le milieu spatial, par nature hostile, il est encore assez facile d’agir incognito, et donc clandestinement. Si nous n’intégrions pas cette réalité et les changements qu’elle va entraîner, nous risquerions à la fois un décrochage économique, militaire… voire géopolitique ! La création du comité spatial de défense par le ministre des Armées incarne cette volonté de relever ces défis du spatial.

Pour un pays comme la France, en quoi la liberté d’action spatiale consiste-t-elle ? Comment la garantir ?

GDA P. Adam : Depuis plus de 20 ans, la liberté d’action dans l’espace permet à la France d’exploiter des moyens spatiaux (télécommunications, observation de la Terre…). Comme le souligne la Stratégie spatiale de défense, ce sont autant d’outils au service de notre autonomie stratégique. Cette liberté d’action dans l’espace, conditionnée par une liberté d’accès à l’espace, correspond donc à l’exploitation d’infrastructures spatiales au profit de nos sociétés en général, en incluant nos opérations militaires. Depuis 10 ans, l’augmentation des risques et l’émergence de menaces ont entraîné le besoin de protéger cette liberté d’action. En 2025, l’installation du CDE dans ses nouveaux locaux, situés sur le site du Centre national d’études spatiales à Toulouse, constituera un jalon important pour établir notre capacité à répondre à ces enjeux.

IGA E. Portier : Au-delà de la protection des systèmes spatiaux in situ, c’est-à-dire dans l’espace, la liberté d’action nécessite de maîtriser l’intégrité de la donnée délivrée ainsi que de cerner, de caractériser et de maîtriser la disponibilité de ces systèmes, qu’il s’agisse de satellites utilisés par nos trois armées ou par nos services de renseignement. Or, il serait irréaliste, et même dangereux, de chercher à internaliser, au sein de l’État, toutes les chaînes de production, d’opération, de réparation et de remplacement de ces systèmes. Ce ne sont d’ailleurs pas les approches retenues dans d’autres secteurs. L’enjeu, pour le ministère des Armées, est donc de tisser des relations avec des donneurs d’ordre industriels – fabricants de systèmes complets ou d’équipements – ou des opérateurs de systèmes spatiaux, avec lesquels une relation de confiance durable peut être établie.

Plus globalement, quelles sont les nouvelles menaces ? Comment pouvons-nous les réguler ?

GDA P. Adam : Les menaces récemment apparues peuvent être classées selon leur réversibilité. Qu’elles soient placées en orbite ou sur Terre, elles sont en effet susceptibles de détruire un moyen ou de le rendre inopérant à plus ou moins long terme. Ainsi, les lasers, le brouillage, les actions cyber sont des menaces réversibles tandis que la désorbitation et les tirs antisatellites sont considérés comme des menaces non réversibles.

IGA E. Portier : La construction de notre réponse aux futures menaces, c’est le programme Ares, pour « Action et résilience spatiale ». Conduit par la Direction générale de l’armement, il est la colonne vertébrale du déploiement de nos moyens de maîtrise de l’espace. Outre le démonstrateur Yoda1, qui sera suivi par une capacité opérationnelle Egide2, ce programme incrémental et tourné vers l’innovation prévoit la réalisation du successeur du radar de surveillance Graves ou le renforcement de la capacité de commandement du CDE à Toulouse.

Où en est la coopération avec nos partenaires européens, notamment pour résoudre la crise des lanceurs ?

IGA E. Portier : En matière de lanceurs, l’Europe se trouve à la croisée des chemins. Elle a joué de malchance ces dernières années. Le conflit russo-ukrainien a arrêté net l’exploitation du lanceur Soyouz depuis le Centre spatial guyanais et il a entraîné des problématiques d’approvisionnement pour la fusée Vega. Celle-ci a alors rencontré certaines difficultés techniques, tout comme le développement d’Ariane 6. Ces aléas sont arrivés alors que le programme Falcon 9 de Space X était entré en pleine exploitation. Ce choc a profondément bouleversé notre filière européenne. L’Agence spatiale européenne (ESA) a décidé de profondément revoir ses approches historiques et une compétition intra-européenne s’est installée sur le segment des petits lanceurs.

Dans ce nouveau contexte européen, même s’il n’est pas en première ligne, le ministère des Armées peut jouer un rôle de soutien en appuyant des nouveaux acteurs. Cette situation exceptionnelle nous a en tout cas rappelé douloureusement qu’il ne faut pas considérer l’accès à l’espace comme acquis. Continuer à investir dans ce domaine et à y évoluer est plus que jamais nécessaire.

GDA P. Adam : En tant que clientes des services de lancement, les armées souffrent naturellement de l’absence de lanceurs disponibles en Europe. Cela entrave leur accès à l’espace et l’accomplissement de leurs missions. Toutefois, la solution à ce problème réclame un effort qui les dépasse et qui se porte aux niveaux national et européen. C’est une nouvelle leçon collective à ne pas oublier pour l’avenir.

Comment répondre aux défis du New Space3 et à ceux de la coopération avec le privé ?

IGA E. Portier : Le New Space est une sorte de « nouvel âge » de l’industrie et de l’économie du spatial. Il combine l’arrivée de nouveaux acteurs, la multiplication des modes de collaboration et des méthodes de travail plus agiles. Outre le développement de technologies innovantes, il conduit au glissement d’une logique patrimoniale à des modèles « as a service »4. S’il veut bénéficier de ces progrès, le ministère des Armées doit s’adapter et repenser ses équilibres : quels seront les compléments pertinents aux satellites souverains dont l’État est propriétaire ? Quelles sont les nouvelles applications à développer ? En outre, la place centrale que prennent l’accès à la donnée puis son exploitation dans le secteur spatial conduit à un rapprochement des enjeux du spatial avec ceux du numérique (intelligence artificielle, cyber…).

Si le New Space est une source de nouvelles opportunités, c’est aussi un facteur de complexité : son mode de fonctionnement implique non seulement de coopérer avec le privé – le ministère des Armées travaille depuis longtemps avec les entreprises, ce n’est donc pas une « rupture » ou une nouveauté –, mais aussi (et surtout) de manière plus intégrée avec des acteurs à dominante civile. Pour ne pas rater le train, cette donne appelle à une plus grande ouverture vers l’innovation et la sphère interministérielle. La création en 2019 de l’Agence de l’innovation de défense en est un jalon marquant.

GDA P. Adam : L’émergence de nouveaux acteurs et la démocratisation technologique amenées par le New Space ont induit de nouveaux risques. Mais ils représentent aussi de nouvelles opportunités. Certains partenaires privés pourraient devenir des partenaires de confiance dans un type de relations repensées, les services commerciaux venant utilement compléter nos capacités souveraines. Le CDE a d’ores et déjà engagé des partenariats en matière de surveillance spatiale avec des sociétés comme ArianeGroup et Safran Data System. En parallèle, peu après sa création, le CDE a mis en place le laboratoire d’innovation spatiale des armées pour tirer bénéfice du foisonnement de projets issus du New Space français en identifiant ceux qui intéressent le spatial militaire.

Par Marc Semo.

1 Pour « Yeux en orbite pour un démonstrateur agile ». En tant que satellite « patrouilleur », Yoda aura pour mission de protéger nos satellites militaires.

2 Ce système spatial permettra de préparer nos capacités d’actions militaires.

3 Expression utilisée pour désigner l’émergence des acteurs privés dans l’industrie et le commerce de l’espace.

4 Solutions qui permettent à l’utilisateur d’être uniquement fracturé pour les services qu’il utilise.

Comment la France se prépare à un conflit spatial

Face à la militarisation croissante de l’espace, la question n’est désormais plus de savoir si un conflit peut avoir lieu dans le domaine spatial, mais quand. La France s’y prépare aussi bien au niveau capacitaire, en développant de nouveaux matériels, qu’au niveau opérationnel.

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