Pierre Haroche : « l’Europe de la défense avance lorsque survient une crise. »

Direction : Ministère des Armées / Publié le : 24 juin 2022

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février dernier, le renforcement de l’Europe de la défense revient au centre des priorités. Pierre Haroche est chercheur en sécurité européenne à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. Il décrypte les évolutions actuelles à l’aune de la longue et tumultueuse histoire de la coopération européenne en matière de défense.

Pierre Haroche est chercheur en sécurité européenne à l'Irsem © Ministère des Armées

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Européens enchaînent les projets de coopération, avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et la Communauté européenne de défense (CED). Comment l’Europe peut-elle passer d’une guerre fratricide à une logique intégratrice en quelques années ?

Rapidement, le début de la Guerre froide et la présence des États-Unis sur le continent européen amènent plusieurs initiatives. Les États-Unis encouragent l’Allemagne à développer son industrie et à se réarmer. Cela entraîne de nombreuses craintes du côté de la France. Cette dernière choisit de confier l’industrie de l’acier et du charbon à une autorité supranationale, la CECA, et d’encadrer le réarmement allemand au sein d’une armée européenne, la CED.

À ce moment-là se diffuse l’idée d’une intégration européenne par la voie supranationale, bien que l’identité européenne soit plus ancienne.

Puis, en 1953, plusieurs facteurs de détente apparaissent. Après la mort de Staline et la signature d’un armistice qui met fin à la guerre de Corée, la perspective d'une offensive soviétique s’éloigne un peu. Il faut noter aussi qu’à l’époque, les engagements principaux de la France se concentrent sur les crises coloniales avec la guerre d’Indochine et les troubles en Afrique du Nord. Enfin, la question de garder une autonomie pour l’armée française ou au contraire, de lier cette dernière à l’armée allemande, génère beaucoup de tensions. Ce contexte amène l’échec de la CED en 1954.

Quelques années plus tard, la chute du mur de Berlin en 1989, signe la fin de la Guerre froide. Qu'est ce qui bascule totalement du jour au lendemain ?

Les enjeux stratégiques, les menaces et les risques basculent. Il n'est plus question d’une invasion soviétique. Les Européens se tournent plutôt vers des crises limitées comme les Balkans.

Également, au début des années 1990, les pays européens remarquent que leur sécurité ne présente plus autant d’intérêt pour les États-Unis que pendant la Guerre froide. L’aboutissement de cette réflexion motive la naissance de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC).

Les Européens participent déjà à un bloc cohérent, avec une politique économique et commerciale commune et un alignement sur certaines grandes questions de politique internationale. Alors la PESC suit naturellement et structure la façon dont ce bloc cohérent interagit avec le reste.

Dès le début de la construction de l’Europe de la défense, le Royaume-Uni est défavorable à l’institutionnalisation d'une politique de défense commune, par crainte d’une duplication de l’Otan. Mais en 1998, le pays accepte que l’UE se dote de capacités militaires autonomes. Qu’est ce qui amène ce changement de position très surprenant au moment des accords de Saint-Malo ?

C’est l’expérience des crises dans les Balkans. Le Royaume-Uni constate qu’il a parfois du mal à inciter les États-Unis à s'engager sur des crises européennes. Et quand les États-Unis s’investissent, le Royaume-Uni a du mal à influencer les décisions américaines, comme ce fût le cas au moment de la crise du Kosovo.

Ainsi, pour peser davantage aux côtés des États-Unis, il faut être capable d’intervenir sans eux, mais également être capable de peser collectivement sur les décisions transatlantiques. Pour le Royaume-Uni, la PESC est un moyen de mieux gérer la relation transatlantique.

Les accords de Saint-Malo impulsent la création de plusieurs instruments institutionnels et financiers, comme le Comité politique et de sécurité, l’Agence européenne de défense et le fonds Athena. Ces nouveautés permettent le lancement et le soutien d’opérations militaires menées au nom de l’Union européenne.

À partir de 2010, il y a une dégradation assez forte du contexte stratégique aux frontières de l’Europe. Cela amène-t-il un changement d’approche concernant la défense européenne ?

Je dirais surtout que la première crise ukrainienne de 2013-2014 refait passer la défense au rang des priorités. Les enjeux majeurs ne concernent plus seulement certains États membres actifs dans certaines régions mais touchent tout le monde.

Par ailleurs, sur certains dossiers, les États-Unis agissent de manière hostile vis-à-vis de l’Union européenne. Les États-Unis critiquent fermement l’Allemagne qui ne respecte pas ses engagements en matière de dépense et imposent des sanctions aux Européens sur la question iranienne. Cette attitude inamicale contribue à alimenter le discours sur l’autonomie stratégique européenne.

Puis avec le Brexit, le veto britannique est levé sur de nombreuses initiatives. L’UE s’engage alors dans de grandes avancées institutionnelles, avec la Coopération structurée permanente et le Fonds européen de défense.

L’année 2022 est particulière, avec l’adoption de la boussole stratégique et en même temps cette crise russo-ukrainienne, dont on dit qu’elle a fait naître l’Europe de la défense en quelques jours. Peut-on dire qu’il s’est passé plus de choses en quelques jours qu’au cours des 70 dernières années ?

C’est un peu un cliché. Bien évidemment, toutes les crises provoquent des avancées. Plus concrètement, il faut comprendre que la défense européenne ne peut avancer que si la valeur ajoutée de l’initiative est évidente. Sans risque de vulnérabilité, il n’y a pas de raison d’entreprendre de grandes réformes.

La protection américaine allège aussi cette pression pour les États européens. Pourquoi créer des transferts de souveraineté et des investissements massifs s’il existe un allié qui a la même vision du monde, qui possède la meilleure armée et qui peut m'aider quand je veux ? Je simplifie à l'extrême, mais c’est à peu près comme cela.

Il est nécessaire de douter de la viabilité des solutions existantes pour s’engager dans des projets aussi ambitieux et parfois vus comme hasardeux. C’est pour cette raison que l’Europe de la défense et l’autonomie stratégique européenne avancent lorsqu’une crise survient.

Concrètement, que signifie le terme « autonomie stratégique » ?

L’autonomie stratégique se développe d'abord de manière sectorielle, à commencer par le domaine de l’industrie de défense. Les États membres doivent s’appuyer sur leur propre industrie de défense. Ensuite, le concept se prolonge en dehors de la défense. Au moment de la crise sanitaire, on parle d’autonomie stratégique dans le domaine industriel, dans le domaine de la finance et dans le domaine pharmaceutique.

Nous devons éviter de dépendre complètement d’un acteur qui a la capacité de mettre l’Europe à genoux, s’il décide de fermer le robinet. Cet acteur peut être la Russie, la Chine, voire même d’une certaine manière les États-Unis. Dans l’optique où la politique d’un de ces acteurs viendrait à changer, une autonomie stratégique de l’UE prévoirait des alternatives grâce à d’autres partenariats, des capacités propres et diverses solutions.

Quelle décision récente pourrait établir un tournant dans l’histoire de l’Europe de la défense ?

À mon sens, l’évolution émergente la plus intéressante reste la communication de la Commission européenne du 18 mai dernier. La Commission prévoit d’utiliser une partie du budget de l’Union européenne pour financer l’achat d’armes à destination des États membres. Jusqu’à présent, cette limite n’était pas franchie.

La force de l’Union européenne, ce sont ses instruments financiers et budgétaires. À long terme, nous pourrions observer une sorte de complémentarité entre l’UE qui déploie des instruments financiers pour la défense et l’Otan qui s’occupe plutôt de l’aspect opérationnel.

La guerre russo-ukrainienne rappelle l’importance de l’Otan sur le continent. Mais peut-on considérer qu’aujourd’hui l’Union européenne constitue une garantie sécuritaire pour les États membres ?

Aujourd’hui, on parle beaucoup de l’article 42-7 sur la clause de défense mutuelle (le traité de Lisbonne a introduit, en son article 42.7, une clause de défense mutuelle. Au cas où un État membre de l’UE serait l’objet d'une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, ndlr). Dès le début de l’invasion de l'Ukraine, la Suède et la Finlande ont rappelé leur attachement à cet article du traité sur l’Union européenne. Puis, lorsque ces deux pays ont déposé leur candidature en vue d’intégrer l’Otan, le Président Emmanuel Macron a réaffirmé l’engagement de la France aux termes de cet article 42-7.

De même, au moment de l’invasion de l’Ukraine, le Danemark a décidé d’organiser un référendum pour rejoindre la Politique de sécurité et de défense commune (66,7 % des Danois ont approuvé l’intégration de leur pays à la politique de défense de l’UE, ndlr). Par ailleurs, l’Ukraine envisage son adhésion à l’Union européenne comme un choix de sécurité. Donc, l’Union européenne est de plus en plus perçue comme une alliance de sécurité, en complément de l’Otan.

L’histoire de l’Europe de la défense

L’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine, déclenchée le 24 février dernier, a brutalement propulsé le renforcement de la défense européenne au centre des priorités.

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