« Les industriels doivent anticiper et investir dès maintenant dans leur outil de production »

Souveraineté, recrutement, simplification, financement…Face au conflit en Ukraine, la France s’est lancé le défi de transformer son industrie de défense en « économie de guerre » .

L’ingénieur général de l’armement Alexandre Lahousse, chef du service des affaires  industrielles et de l’intelligence économique à la Direction générale de l’armement, détaille le rôle et l’action du ministère des Armées auprès des entreprises afin de les aider à « produire plus, plus vite et moins cher ».

IGA Alexandre Lahousse © Ministère des Armées

L’expression « économie de guerre » est devenue médiatique après le discours du Président de la République au salon Eurosatory le 13 juin 2022. Depuis quand la Direction générale de l’armement (DGA) travaille-t-elle sur ce dossier ?

Ingénieur général de l’armement Alexandre Lahousse : Tout l'écosystème défense s'est investi dès l'appel du chef de l'État. Côté DGA, au lendemain de l'agression russe contre l'Ukraine, le service des affaires industrielles et de l'intelligence économique avait déjà commencé à se mobiliser sur les conséquences que le conflit pourrait avoir sur notre industrie. À la demande du ministre des Armées, la DGA s’est associée aux armées et aux industriels pour lancer différents chantiers et identifier d’éventuels goulets d’étranglement : sécurisation des chaînes d’approvisionnement, en particulier pour les matières premières ; dépendances étrangères ; recrutement ; simplification… La force du dispositif a été d’embrasser le sujet dans sa globalité et de traiter les thématiques en parallèle. De ce fait, chacun est ressorti avec une vision d’ensemble et un plan d’action concret.

L’économie de guerre suppose de passer d’une logique de flux à une logique de stock. C’est un changement de paradigme majeur pour les industriels. Les estimez-vous prêts à vous suivre ?

Nous parlons ici des stocks industriels. Ils sont de deux sortes. Tout d’abord, les matières premières et les composants électroniques. Il faut les sécuriser car ils sont très demandés sur le marché mondial, notamment pour leur capacité à servir plusieurs équipements, aussi bien militaires que civils. Ensuite, les produits semi-finis. Il s’agit des objets que nous commençons à fabriquer par anticipation avant d’arrêter leur production puis de les stocker. Par exemple, les tubes du canon Caesar peuvent être produits en avance pour accélérer l’assemblage de l’ensemble le moment venu. Ces grands principes sont actés par les industriels. Depuis le début, ils sont volontaires et participent à tous les groupes de travail.

« Produire plus, plus vite, moins cher » suppose de simplifier l’expression des besoins. Ne risquez-vous pas de favoriser la quantité au détriment de la qualité ?

Les deux notions ne sont pas incompatibles. Anticiper les stocks d’approvisionnement permet notamment de réduire les délais de fabrication, avec une qualité inchangée. Deux exemples : le canon Caesar, dont le cycle de production est passé de 30 mois à 18 mois. Nexter en livre désormais six par mois au lieu de quatre. Et c’est bien le même produit. Idem avec le radar GM 200 de Thales, dont la production va passer de 12 à 24 par an. L’organisation industrielle, en particulier la mobilisation des ressources humaines, est un autre levier d’accélération qui ne joue pas sur la qualité. Concernant la partie normative proprement dite, le travail consiste à passer en revue les exigences, à les chiffrer et à en évaluer l’impact en matière de délais et de coûts. Le but, c’est d’arriver, quand cela est possible et avec les forces qui expriment le besoin opérationnel, à des objets plus simples. Car ce qui est simple se produit mieux et plus rapidement.

Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, affirme que la culture du risque ne peut pas être la même en temps de paix qu’en temps de guerre. Comment définissez-vous cette notion ?

Elle consiste à être proactif et à ne pas attendre que tout soit prêt et verrouillé pour se lancer. La future loi de programmation militaire offrira aux industriels une visibilité sur sept ans. Ils doivent l’anticiper dès maintenant et investir dans leur outil de production. Étant donné le contexte géopolitique, il ne fait aucun doute que les équipements produits trouveront preneur. À ce titre, des commandes globales de longue durée seront effectuées pour les équipements du fameux « top 12 ».[1] Je peux citer le missile antichar MMP (Missile moyenne portée) ou encore le système d’armes sol-air Mistral. Au-delà de la visibilité, ces commandes constituent une sorte de contrat cadre qui garantit un certain volume. Aux industriels de jouer leur rôle d’entrepreneur !

Qu’en est-il des PME et des sous-traitants de la Base industrielle et technologique de défense[2] (BITD) qui jugent cette visibilité insuffisante ?

L’économie de guerre est un travail en profondeur de l’outil industriel. À cet égard, il est primordial que la visibilité d’en haut ruisselle dans toute la chaîne, jusqu’aux orteils, pour que les entreprises sous-traitantes de rangs 1, 2 et 3 puissent également investir dans leur outil de production. Il serait anormal que les grands maîtres d’œuvre disposent d’une visibilité sur sept ans et qu’un sous-traitant fonctionne avec des bons de commande ne dépassant pas trois mois, avec le risque que les banques lui refusent un prêt. Nous travaillons actuellement sur ce point avec les industriels. Et nous allons nous donner les moyens de le contrôler.

Environ 4 % des entreprises de la BITD, soit un peu moins de 200, sont aujourd’hui dans l’incapacité d’accélérer la production. Comment les accompagnez-vous ?

Je tiens à préciser que ces entreprises ne sont pas des maillons défaillants. Elles assurent leur partie. Simplement, certaines pourraient ne pas être en capacité d’accélérer au même rythme que les autres. L’identification de ces goulets d’étranglement est en cours. Les raisons peuvent être diverses. Parfois, les machines de production sont déjà utilisées à 100 %. Parfois, les ressources humaines nécessaires sont insuffisantes. Ces difficultés peuvent également se cumuler. Nous mettons en place des solutions adaptées et des partenariats. Nous travaillons par exemple avec le ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique pour permettre à ces sociétés de bénéficier de plans comme France 2030[3].

Vous venez de parler de ressources humaines insuffisantes. De nombreuses entreprises sont confrontées à des problématiques de recrutement. Comment y remédier ?

Nous travaillons sur l’identification des métiers en tension, tels que soudeurs, ajusteurs ou mécaniciens de précision. Sur le long terme, l’idée est de collaborer avec le ministère de l’Éducation nationale et de

la Jeunesse et avec le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche pour adapter l’offre de formation. Certains de nos industriels, comme Naval Group, ont déjà pris les devants et sont partenaires de certaines écoles de formation. À plus court terme, le recours à l’intérim est une solution, tout comme l’augmentation de la durée de certains contrats.

Relocaliser les entreprises stratégiques en France est une ambition affichée pour retrouver pleinement notre souveraineté. Combien espérez-vous en rapatrier dans l’Hexagone ? Dans quels secteurs d’activité ?

Rappelons que les dépendances étrangères dans le secteur de la défense sont aujourd’hui limitées à environ 10 % de la production – dont la majorité dans l’Union européenne. Nous souhaitons en supprimer. Le contexte a en effet changé et ce qui était acceptable autrefois ne l’est plus aujourd’hui. Comment y parvenir ? Nous allons diversifier les fournisseurs, y compris étrangers, et relocaliser les activités lorsque c’est possible. Ce qui doit être relocalisé sera relocalisé, mais dans une logique stratégique et non comptable. La production de poudre propulsive pour les obus a ainsi été relocalisée chez Eurenco, à Bergerac. Pourquoi ? Car au début de la guerre en Ukraine, notre fournisseur, situé pas très loin en Europe, est arrivé à saturation. Il a alors livré en priorité son propre État domestique.

Retrouver cette souveraineté de l’industrie d’armement est-il un défi purement national ou européen ?

Les deux ! Certains sujets de souveraineté seront toujours nationaux, comme la dissuasion nucléaire qui ne pourra jamais dépendre d’un tiers. D’autres sont fondamentalement européens. Je pense notamment à la relocalisation de la production de semi-conducteurs qu’aucun pays européen ne peut financer seul.

Sur ce point, la DGA soutient l’initiative européenne Chips Act qui prévoit d’investir massivement dans ce secteur essentiel pour nos industries. Enfin, il faut être conscient que la France ne pourrait financer en autonomie un projet comme le Système de combat aérien du futur. Le fait de se regrouper permet de rationaliser le budget et de proposer un projet plus ambitieux. Parallèlement, il ne faut pas s’interdire d’élargir le spectre et de créer des partenariats au-delà de l’Europe.

Comment ce passage à l’économie de guerre s’inscrit-il dans la transformation de la DGA lancée par Emmanuel Chiva depuis son arrivée en août dernier ?

Le délégué général pour l'armement a reçu du ministre des Armées un mandat de transformation de la DGA. Dans le cadre de son plan « Impulsion DGA », Emmanuel Chiva a décidé de créer une direction de l'industrie de défense, fruit de la fusion du service des affaires industrielles et de l’intelligence économique et du service de la qualité. L’idée est de créer une équipe d’excellence industrielle autour de la production, thème central de l’économie de guerre. Par ce biais, les observations concrètes de terrain alimenteront l’élaboration stratégique pour coller aux enjeux concrets de la BITD.

[1] Liste de douze armes et matériels jugés prioritaires en cas de conflit de haute intensité et dont la production doit augmenter.

Parmi eux, le canon Caesar, les obus de 155 mm et la défense sol-air.

[2] Ensemble des entreprises du secteur de la défense qui contribuent à concevoir et à fabriquer les équipements pour les armées.

[3] Ce plan d’investissement de 54 milliards d’euros s’inscrit dans la lignée du plan France Relance. Il doit permettre de rattraper le retard de la France dans certains secteurs historiques. Il vise aussi la création de nouvelles filières industrielles et technologiques.

Dossier : « Produire plus et plus vite, le défi ! »

Face au conflit lancé par la Russie en Ukraine, l’industrie de défense française est entrée depuis plusieurs mois en « économie de guerre ». L’objectif : être capable d’assurer un effort dans la durée en cas de nécessité pour nos armées ou au profit d’un partenaire.

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