« Nous vivons actuellement un changement de contexte géostratégique fondamental » [Esprit défense n° 9]

Direction : Ministère des Armées / Publié le : 31 octobre 2023

Ses priorités pour transformer les armées aux côtés du chef d’état-major des armées, son bilan à la tête de la Marine nationale, sa perception du conflit ukrainien, mais aussi des sujets plus personnels : l’amiral Vandier, major général des armées depuis le 1er septembre 2023, est l’invité d’Esprit défense n° 9.

Dans le bureau du major général des armées, lors de l’entretien avec Esprit défense, le 12 octobre © Antoine Delaunay/DICoD/Ministère des Armées

Vous êtes le premier chef d’état-major d’une armée à devenir major général des armées. Cette nouveauté marque-t-elle l’importance du combat naval dans le contexte stratégique actuel ?

Amiral Pierre Vandier : Il est déjà arrivé que le major général des armées devienne chef d’état-major d’une armée. Dans l’autre sens, c’est la première fois. Cela donne un petit aspect historique. Mais il n’est pas lié à la « couleur de pull ». Le chef d’état-major des armées (CEMA) a surtout voulu être renforcé dans ses attributions par un chef d’état-major qui possédait une certaine expérience et la légitimité d’avoir dirigé une armée pendant trois ans. La nouveauté, elle est là. Or, je peux justement apporter à l’interarmées la connaissance globale du système, puisque j’ai aussi été chef du cabinet militaire de la ministre des Armées1.

À la tête de la Marine nationale, vous avez notamment « durci » la préparation opérationnelle en vous appuyant sur le plan Mercator lancé par votre prédécesseur. Estimez-vous que cette Marine est désormais prête à faire face, si nécessaire, à un combat de haute intensité ?

C’est au pied du mur qu’on voit le maçon. Or, nous ne savons pas quel ennemi nous aurons à combattre demain. Mais une chose est sûre : nous nous sommes donné toutes les chances d’être plus performants, plus inventifs, plus pugnaces. Nous avons d’ailleurs pu engranger le bénéfice de cet entraînement « durci » dès 2022, lorsque le groupe aéronaval2 s’est retrouvé face aux Russes en Méditerranée orientale. Ces derniers n’étaient alors qu’à quelques secondes de tir. Nous avons vécu la situation sereinement, car nous disposions d’un niveau de préparation bien supérieur à celui du passé. Par rapport aux autres armées, les forces navales possèdent la particularité d’être au contact les unes des autres dès le temps de paix. Au jour le jour, les marins sont probablement parmi les militaires les plus proches d’ennemis potentiels. Nous les connaissons, nous les « travaillons », nous les croisons régulièrement. C’est vrai partout dans le monde.

Ce poste de major général des armées est primordial pour le fonctionnement des armées. Il est pourtant méconnu du grand public. En quoi consiste-t-il ?

Il s’agit d’un travail de l’intérieur, de l’ombre, lié à l’organisation du fonctionnement des armées, comme la conduite de leur programmation financière, de leurs équilibres et de leurs ressources. Il existe cependant également une dimension publique à travers les relations internationales. Début octobre, je me suis ainsi rendu en Italie pour décorer mon homologue de la croix de commandeur de l’Ordre national du mérite. Je remplace aussi le CEMA quand il a un empêchement. C’est par exemple arrivé lors de la visite de Charles III en septembre. Il m’a donc laissé l’honneur de serrer la main au roi (rires) !

 

Lors de la réunion bilatérale avec son homologue italien, à Rome, le 3 octobre 2023. © Antonio Morlupi/Ministère italien de la Défense

Au quotidien, la complémentarité avec le CEMA est essentielle ?

Le Code de la défense prévoit que le major général des armées « seconde et supplée » le chef d’état-major des armées. C’est clair. Comme le CEMA a souhaité me donner autorité sur les chefs d’état-major des trois armées par délégation de la sienne, le champ de responsabilités que nous mettons en place est très intéressant. Le but est de disposer de deux cerveaux pour un vaste et complexe espace de manœuvre. Le CEMA se tourne majoritairement vers l’extérieur avec les Conseils de défense, les auditions au Parlement, les réunions au cabinet du ministre… La partie « intérieure » revient naturellement à celui qui le seconde et le supplée. Le MGA représente donc finalement l’autre partie de son cerveau.

Justement, pour la partie « intérieure », quelle est votre feuille de route pour gérer la transformation des armées prévue par la loi de programmation militaire ?

Nous vivons actuellement un changement de contexte géostratégique fondamental. Il nous oblige à réenvisager beaucoup de principes. Les conflits modernes, comme l’Ukraine, le Haut-Karabakh ou encore celui entre Israël et le Hamas, prouvent la nécessité de « durcir » les choses – aussi bien en matière de logistique, de durée, de masse – ou encore d’agir en coalition. Mon objectif est de m’assurer de la cohérence de ce virage pour n’oublier personne. De nombreux chantiers s’inscrivent dans cette approche. Parmi eux, le numérique, via deux axes essentiels. Le premier est de progresser en efficacité, notamment en ce qui concerne les ressources humaines où il faut adapter les métiers, leur performance, et apprendre à travailler à effectifs contraints puisque la démographie va nous l’imposer. Le second axe est celui de la supériorité militaire. Nous devons utiliser, entre autres, l’intelligence artificielle ou l’open source intelligence3 pour nous aider à voir ce que nous ne voyons pas avec nos yeux et récolter des informations bien plus pertinentes qu’auparavant.

Plus globalement, nous devons sortir d’une vision bureaucratique où nous raisonnons dans ce que j’appelle « le monde à terminaison » sur le mode « le successeur de mon successeur n’aura plus qu’à accrocher les tableaux et il pourra partir en vacances ». Au contraire, nous sommes aujourd’hui contraints de remettre l’ouvrage sur le métier avec humilité sur le mode « tout ce que nous avons réalisé, c’était bien. Mais c’était hier. Maintenant, ce que nous allons accomplir, nous devons l’accomplir autrement. » Bref, nous devons reparamétrer notre efficacité. C’est une affaire d’état d’esprit. Elle implique de nous remettre constamment en question, dans la dureté du moment. Or, ce n’est pas confortable.

« Nous devons reparamétrer notre efficacité. C’est une affaire d’état d’esprit. »

Amiral Vandier

  • Major général des armées

La nouvelle loi de programmation militaire consolide le modèle d’armée français fondé sur la dissuasion. En 2018, vous écriviez que nous étions entrés dans le « troisième âge nucléaire »4. Selon vous, la guerre en Ukraine confirme-t-elle cette tendance ?

Pour la première fois, elle consacre ce que j’ai appelé la « sanctuarisation agressive ». Il s’agit d’une conquête de territoires se déroulant sous l’ombre portée de la dissuasion. Cela permet d’exprimer la menace latente d’une possible rétorsion nucléaire envers ceux qui voudraient s’opposer à cette conquête. Au sens de la dissuasion, cette guerre est donc une guerre nucléaire. L’existence de cette même dissuasion limite bien sûr toujours la violence des deux côtés. La nouveauté, ce sont bien ces menaces de rétorsion lancées pour appuyer l’acquisition illégale d’un territoire.

Ce conflit en Ukraine montre aussi la force morale des Ukrainiens, qui vont jusqu’à creuser des tranchées dans les villes. Les Français vous semblent-ils prêts à agir de même, si cela s’avérait nécessaire ?

La force morale d’une Nation, c’est au pied du mur qu’on la voit. Ce n’est ni une théorie ni un sondage. En la restreignant aux militaires, la force morale, c’est la capacité à mettre la mission et la victoire dans la mission en premier. Il s’agit d’une pugnacité du cerveau qui consiste à se dire « je vais y arriver, quoi qu’il arrive » et non pas « attendez, désolé, ce n’était pas dans mon contrat ». Les Anglais ont théorisé cette idée de manière assez drôle dans Les lois de Murphy au combat. Parmi elles : « If you lack everything but the enemy, you are in a combat zone. » (« Si vous manquez de tout sauf de l’ennemi, vous êtes dans une zone de combat. ») Il s’agit d’un bon résumé, car la guerre, c’est manquer de tout, mais quand même vouloir gagner. Le soldat ukrainien en est la preuve.

Impliquer la société civile dans la défense de la Nation passe notamment par la réserve. Que diriez-vous, en une phrase, à un Français pour le convaincre de s’engager comme réserviste ?

Je distingue les jeunes et les gens expérimentés. Pour les jeunes, devenir réserviste offre la possibilité de vivre une expérience civique auprès des garants de l’intégrité de la Nation. Cette expérience civique, ils peuvent bien sûr la vivre comme pompier, policier, animateur d’enfants ou bibliothécaire dans un petit village. Mais au sein des armées, elle s’effectue avec des personnes dévolues à l’ultima ratio, à la défense de leur pays, jusqu’au prix de leur vie. C’est une expérience très particulière. Pour les gens expérimentés, je les encourage à nous apporter des compétences et des regards dont les armées ne disposent pas et ont parfois du mal à fabriquer en interne.

En tant que MGA, vous êtes aussi le « délégué climat » du ministère des Armées. Les armées ont-elles pris conscience de l’impact du dérèglement climatique sur leurs opérations ?

De nombreux groupes de travail sont à l’œuvre, à tous les niveaux. Notre objectif est de conserver des capacités opérationnelles les plus résilientes possibles puisque les zones de fonctionnement de nos matériels sont aujourd’hui challengées par ce dérèglement. Sur le porte-avions Charles de Gaulle, la plage de fonctionnement de température est par exemple prévue pour une eau de mer allant jusqu’à environ 30 °C. Or, aujourd’hui, certaines mers peuvent atteindre 32 °C. Résultat : le rendement de la machine diminue et le bateau peine à générer toute sa puissance, même avec des chaufferies nucléaires. Il nous faut donc trouver des solutions.

Au-delà de cet aspect opérationnel, nous devons aussi participer à l’effort national de sobriété énergétique, puisque la défense n’est pas exempte des politiques publiques d’environnement. L’aviation utilise ainsi déjà de nouveaux carburants. Progressivement, ils vont diminuer notre empreinte carbone.

On imagine votre agenda très chargé. De quelle manière arrivez-vous à vous régénérer ?

C’est un job très prenant en effet. Pour préserver sa santé intellectuelle, il faut être capable de décrocher de manière efficace, même si ce n’est pas forcément très long en raison du manque de temps. De mon côté, cela passe par la pratique régulière du sport, notamment le crossfit5, chez moi le matin, quasiment tous les jours avant de rejoindre le bureau. J’aime aussi beaucoup écrire et lire.

Un livre que vous avez justement lu récemment et que vous nous conseillez ?

Sans hésitation, même si ce n’est pas sa dernière œuvre puisqu’il a publié depuis Le mage du Kremlin, il faut vraiment se plonger dans Les ingénieurs du chaos, de Giuliano da Empoli6.

Vous avez dit : « La fierté n’est pas un état, mais un résultat. » Le résultat dont vous êtes le plus fier ?

Je ne pense pas à un fait précis. Mais plutôt, de manière générale, quand mes subordonnés proposent des idées qui me surprennent. Cela signifie que vous êtes arrivé à un stade où les gens qui vous entourent ont compris ce que vous vouliez accomplir, au point donc d’avoir des idées meilleures que les vôtres. Là, vous êtes fier, et même très fier (rires) !

Recueilli par Fabrice Aubert et Alexis Monchovet.

1 L’amiral Vandier a dirigé le cabinet militaire de Florence Parly, entre 2018 et 2020.

2 Constitué autour du porte-avions Charles de Gaulle, le groupe aéronaval est le vecteur majeur des missions de projection, de puissance, et de maîtrise de l’espace aéromaritime menées par la Marine nationale.

3 Osint, ou « renseignement de source ouverte », c’est-à-dire l’exploitation de sources d’information accessibles à tous (journaux, internet, conférences…) à des fins de renseignement.

4 La dissuasion au troisième âge nucléaire, éditions du Rocher.

5 Discipline très physique et puissante qui combine fitness et musculation.

6 Essai qui décrypte le rôle des spin doctors (conseillers en communication) et leurs responsabilités dans la montée des populismes.

A bord du porte-avions Charles de Gaulle alors qu’il en était le commandant, en 2015. © Anne-Christine Poujoulat/AFP

Cet article est tiré de la revue du ministère des Armées Esprit défense n° 9.

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