« Les armées doivent se préparer aux conséquences du changement climatique »

Direction : Ministère des Armées / Publié le : 18 juillet 2022

En exacerbant les tensions de toutes sortes, le changement climatique va profondément affecter la paix et la sécurité mondiales. Afin de préparer les armées, et plus largement notre outil de défense à ces bouleversements, le ministère des Armées s’est doté d’une stratégie « climat & défense ». Nicolas Regaud, qui en coordonne les travaux, détaille son rôle et les axes d’effort identifiés.

Nicolas Regaud · Conseiller climat du Major général des armées © Ministère des Armées

Entretien publié pour la première fois dans Esprit défense n°4 été 2022. Nous le republions à l’occasion du point presse du ministère des Armées consacré au défi représenté par le dérèglement climatique pour les armées.

Après avoir piloté l’élaboration de la nouvelle stratégie « climat & défense » du ministère des Armées, vous êtes depuis fin avril 2022 le conseiller climat du major général des armées1, lui-même désigné délégué climat. En quoi consiste votre mission ?

Nicolas Regaud2 : Le changement climatique, amplificateur des risques et des menaces, affecte d’ores et déjà la sécurité internationale. Toutes les armées, directions et services du ministère sont concernés et doivent s’y préparer dans leurs champs de compétence, notamment sur les plans capacitaire et opérationnel. Il ne s’agit pas de se substituer à ces intervenants, mais d’animer des travaux collectifs autour de quatre axes : « connaissance-anticipation », « adaptation », « atténuation et transition énergétique » et « coopération ». Le conseiller climat favorise la collaboration et le partage des informations au sein du ministère ainsi qu’aux niveaux interministériel et international. Il propose un plan d’action et s’assure de sa mise en oeuvre. Ce changement s’inscrit dans la durée, puisque cet effort d’adaptation nécessite de comprendre et d’anticiper les multiples conséquences du dérèglement climatique pour les armées, dans tous les domaines.

Le grand public n’associe pas spontanément les armées à la lutte contre le changement climatique et à la protection de l’environnement…

Tout d’abord, rappelons que les armées sont une partie de la société, à laquelle elles sont intimement liées. Cette société est aujourd’hui consciente de l’impact du changement climatique sur nos vies et des efforts à engager pour réduire notre empreinte carbone. Les armées se doivent donc d’accompagner, autant que possible, cet effort collectif en matière de transition énergétique, de réduction des émissions de gaz à effet de serre ou de préservation de la biodiversité. Ces dernières années, leur bilan est d’ailleurs tout à fait honorable. En matière d’infrastructures notamment, les émissions de gaz à effet de serre ont été réduites d’un tiers depuis 2010. Pour la partie opérationnelle, c’est une autre histoire. Nos systèmes d’armes ont été conçus pour avoir une longue durée de vie, parfois plus de trente ans. On ne peut pas les adapter d’un coup de baguette magique. En raison de l’état de la technologie et des besoins particuliers des forces, il n’est pas envisageable de disposer de systèmes d’armes neutres en carbone à moyen terme. De plus, la priorité des armées est d’assurer leurs missions régaliennes de défense de la Nation. Cela ne signifie pas qu’elles s’extraient des efforts collectifs de réduction des émissions. Mais leur contribution dépendra beaucoup de l’innovation, que le ministère soutient d’ailleurs fortement.

« En Arctique, la fonte des glaces aiguise la compétition internationale »

Au niveau des opérations, raison d’être des armées, quels sont les impacts prévisibles du changement climatique dans les années à venir ?

Nous savons que les théâtres d’opération et les conditions dans lesquelles nous intervenons seront affectés par un climat en changement rapide et par des événements extrêmes. Cela affectera nos matériels, nos infrastructures, la santé des combattants, et donc les opérations elles-mêmes. C’est relativement nouveau et cela ne peut que s’aggraver. En 2013, quand nous sommes arrivés au Sahel dans le cadre de l’opération Serval, des ordinateurs ont lâché sous l’effet de la chaleur, des semelles de chaussures se sont décollées. Dans certains pays, en particulier au Moyen-Orient, les tempêtes de poussière sont à la fois plus fréquentes et plus intenses. Le sable vous empêche de voir, complique votre progression et entraîne des effets majeurs sur les moteurs ou sur la santé. Nous pouvons déjà tirer des conséquences de certaines de ces contraintes et nous adapter en matière d’entraînement, de soutien sanitaire, de protection des équipements et des infrastructures…

Un exemple en cours ?

Sous l’effet du réchauffement des mers, l’accumulation des micro-organismes sur les coques des navires s’aggrave. Le phénomène ralentit la progression des bateaux, augmente la fréquence de leurs arrêts à quai et leur consommation. La Direction générale de l’armement travaille donc sur des peintures spéciales pour limiter l’adhérence de ces micro-organismes, tout en limitant l’impact sur les écosystèmes marins. Le maître mot, c’est d’assurer la résilience des combattants, des infrastructures et des équipements pour être en mesure de conduire des opérations en tous lieux et toutes circonstances malgré un contexte environnemental de plus en plus contraignant. Cette nouvelle donne est valable aussi bien pour le « grand chaud » que pour le « grand froid ».

C’est-à-dire ?

L’Arctique est la région du globe la plus affectée par le changement climatique3. La fonte des glaces y génère une nouvelle dynamique de développement économique, notamment autour des ressources minières et énergétiques. Cela aiguise la compétition internationale. Depuis une quinzaine d’années, on observe l’essor des capacités militaires dans le secteur. Si la France n’est pas une puissance de l’Arctique, elle dispose néanmoins d’intérêts à défendre, qui l’ont conduite à développer des savoir-faire et activités militaires. Or le « grand froid » est un milieu hostile, pour les hommes comme pour les matériels, et nous avons encore beaucoup à apprendre des conditions d’adaptation à cet environnement. Nous nous y attelons, en participant entre autres à des exercices terre-air-mer avec nos partenaires internationaux.

« Nous devons amplifier notre collaboration avec la communauté scientifique »

Afin de faciliter l’adaptation des armées, est-il possible de mieux anticiper ce qui les attend dans les dix ou vingt prochaines années ?

Tout à fait. Rappelons tout d’abord que le changement climatique affecte toute la planète, mais avec une intensité et des formes très différentes selon les régions. C’est évidemment compliqué pour nous, qui sommes souverains et disposons de bases militaires partout dans le monde. Nous sommes ainsi sujets à la palette complète des risques climatiques – montée des eaux, cyclones, incendies de forêt, vagues-submersion, chaleur extrême… Nous devons amplifier notre collaboration avec la communauté scientifique pour améliorer notre connaissance et nos capacités d’anticipation. Par exemple, en établissant une cartographie des risques auxquels sont exposées nos bases de défense, en métropole, dans les Outre-mer et à l’étranger. Mais aussi une cartographie des risques climatiques au niveau international, qui viendra s’entremêler à la carte des risques géopolitiques.

Ce nouveau contexte environnemental risque en effet d’avoir des conséquences politiques, qui peuvent ensuite se répercuter sur l’action des armées.

La sécurité et les sociétés humaines vont être profondément bouleversées par le changement climatique. La première forme d’adaptation des populations qui subissent, par exemple, un stress hydrique ou alimentaire, c’est de se déplacer. Certes, en majorité à l’intérieur de leur pays. Mais aussi, en partie, à l’international. Le problème devient alors politique et peut alimenter des tensions entre États. Le changement climatique peut aussi créer ou amplifier des tensions liées à l’accès aux ressources. Regardez ce qu’il se passe autour des eaux du Nil entre le Soudan, l’Égypte et l’Éthiopie ; autour des grands fleuves nourriciers du Moyen-Orient ou de la chaîne himalayenne. Or, en tant qu’acteurs de la sécurité internationale, nous intervenons régulièrement dans le cadre d’opérations de maintien ou de restauration de la paix. Nous devons donc nous préparer à de nouveaux scénarios de crise où le changement climatique jouera un rôle majeur.

Problème mondial, le changement climatique nécessite une réponse globale. Est-ce réellement possible alors que le contexte stratégique est plus que dégradé ? Peut-on imaginer une « trêve climat » avec nos concurrents ?

J’ai longtemps pensé que le changement et la sécurité climatiques figuraient parmi les rares sujets inclusifs pour lesquels il était possible de parler et de coopérer avec tous. J’ai ainsi participé en 2019 à un forum consacré à la sécurité environnementale en Indo-Pacifique, une initiative américaine réunissant presque tous les pays de la région, notamment la Chine. Aujourd’hui, plus rien ou presque n’échappe à l’extension de la compétition entre puissances. Nous voyons ainsi que l’assistance aux pays frappés par des catastrophes naturelles est devenue un enjeu d’influence important, en particulier dans le cadre de la rivalité sino-américaine. Beaucoup reste à faire en matière de coopération internationale et la question du rôle des armées face aux défis climatiques est, heureusement, de mieux en mieux comprise. Les consciences se sont éveillées, c’est maintenant le temps de l’action.

Recueilli par Fabrice Aubert et Alexis Monchovet pour Esprit défense

1 Le major général des armées seconde et supplée le chef d’état-major des armées dans l’exercice de ses attributions.

2 Nicolas Regaud a codirigé avec Bastien Alex et François Gemenne l’ouvrage collectif La guerre chaude, enjeux stratégiques du changement climatique (Presses de Sciences Po, 2022).

3 Depuis la fin du XIXe siècle, le réchauffement est de + 3 °C dans cette région, contre + 1,1 °C en moyenne sur Terre.

Stratégie « climat & défense »

Dérèglement climatique : quels enjeux pour les armées ?

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