Olivier Wieviorka : « La synchronie guerre-occupation-dictature a fait de la Seconde Guerre mondiale un conflit tragiquement original »

Direction : SGA / Publié le : 11 avril 2024

ENTRETIEN – Professeur à l’université de Paris-Saclay, éminent historien du second conflit mondial, Olivier Wieviorka publie « Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale », coédité par le ministère des Armées, paru dernièrement aux éditions Perrin. Une analyse multidimensionnelle, militaire bien sûr, mais aussi économique, politique et sociale.

La Une de "Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale" de Olivier Wieviorka © Éditions Perrin

La Une de "Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale" de Olivier Wieviorka

Olivier Wieviorka, vous n’en n’êtes pas à votre premier ouvrage sur la Seconde Guerre mondiale. En quoi « Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale » apporte-il un éclairage nouveau sur le conflit ?

Olivier Wieviorka : Mon idée était d’abord de bien replacer les grandes opérations dans un ensemble, en montrant que le fait militaire s’insérait dans un contexte global, total. Autrement dit : on ne peut pas comprendre les grandes batailles si l’on n’intègre pas les facteurs économiques, politiques, géopolitiques et sociaux.

Parmi la somme de productions déjà existantes sur le sujet, votre ouvrage était-il nécessaire ?

O.W : Je le crois. D’abord parce qu’il n’existe pas pléthore de synthèses sur la Seconde Guerre mondiale, contrairement à ce que l’on croit. La Seconde Guerre mondiale a suscité bien des travaux, souvent de grande qualité, mais qui restent souvent partiels. Nous avons, me semble-t-il, besoin d’une vue d’ensemble. Ensuite parce-que bien des livres privilégient un axe unique. La somme de Basil Liddell Hart, par exemple, est remarquable ; mais elle se focalise sur l’histoire militaire sans dire un mot de la Shoah. Pour ma part, j’ai essayé de comprendre la pluralité des aspects de ce conflit terrible, en accordant également une part éminente à l’Asie, souvent oubliée. C’est peut-être ce qui confère au livre son originalité.

Vous écrivez dans votre livre que le sort de la Seconde Guerre mondiale ne s’est pas joué que sur les champs de bataille mais aussi sur les terrains économiques et logistiques. L’histoire « totale » n’est donc pas seulement militaire ?

O.W : En effet. Pour preuve : il n’y a pas de « bataille décisive ». Certes, des défaites sont cinglantes : Stalingrad, Midway, Koursk… et représentent assurément des tournants. Dans le même temps, Stalingrad ne suffit pas à abattre le Reich. De fait, il faut encore deux années pour que les Soviétiques approchent de Berlin et y plantent leur drapeau. Encore faut-il souligner que la bataille est terrible et fort coûteuse pour l’Armée rouge. De même, les Japonais perdent en 1943 plus d’avions en accidents divers qu’au combat. Autrement dit : d’autres facteurs que le facteur militaire ont pesé. Il faut y prêter la plus grande attention.

Vous considérez que la guerre ne devient « mondiale » qu’à partir de 1941. Face à la diversité des perspectives historiques sur certains évènements ou la chronologie même de la Seconde Guerre mondiale, doit-on y voir un point de vue personnel ?

O.W : Ce n’est pas un avis, dans la mesure où j’étaye cette perspective. La faire débuter en 1937 en Chine n’est pas absurde : si le Japon ne s’était pas enlisé dans le bourbier chinois, il n’aurait pas cherché une expansion en Asie du sud-est et ne se serait pas lancé dans le raid de Pearl Harbor. Dans le même temps, la guerre reste localisée, et ce d’autant plus que ni les États-Unis ni le Japon ne veulent l’étendre. La mondialisation du conflit va résulter d’un processus qui n’était ni prévisible ni attendu.

Libération de Paris. Les chars de Leclerc. © Paris Match - Marie Claire/Service historique de la Défense, fonds du comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale

Libération de Paris. Les chars de Leclerc.

Libération de Paris. Les chars de Leclerc.

Comment cette mondialisation du conflit a-t-elle été possible ?

O.W : La mondialisation a été provoquée par des phénomènes de réactions en chaîne. La position d’un pays provoque une réaction qui en déclenche une autre, et ainsi de suite. Cette précision me paraît importante. Elle contredit la thèse selon laquelle la Seconde Guerre mondiale découlerait directement d’un programme fixé par Hitler dès les années 20. Que Hitler soit le responsable de la guerre en Europe ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais que le conflit ait emprunté le cours qu’il a suivi n’était pas écrit. Pour ne donner que ces deux seuls exemples, le Reich ne voulait pas initialement attaquer la Pologne, pas plus qu’il ne prévoyait d’agresser la Grèce et la Yougoslavie.

Quelle influence les idéologies ont-elles eu sur le cours du conflit ?

O.W : Les idéologies ont joué un rôle majeur dans le conflit. C’est bien au nom de la race que l’Allemagne hitlérienne a assassiné six millions de Juifs. Dans le même temps, l’idéologie a parfois joué un rôle mineur. Ni Staline ni Mao n’ont par exemple insisté sur la dimension communiste ou révolutionnaire du combat ; ils ont au contraire plutôt tenté de mobiliser leur société autour de valeurs nationalistes. De même, l’Allemagne n’a pas essayé de convertir les peuples au nazisme, hormis dans les régions qu’elle jugeait germaniques. Elle a imposé son idéologie par ses pratiques barbares, mais sans nazifier les peuples sous sa botte.

La Seconde Guerre mondiale se distingue de tout autre conflit avec un nombre de victimes civiles (31 millions) qui dépasse, pour la première fois, celui des victimes militaires (25 millions) pour 56 millions de morts… comment expliquer cela ?

O.W : La Seconde Guerre mondiale a beaucoup plus frappé les civils que les militaires. C'est assurément dramatique mais hélas compréhensible. Les belligérants n’ont pas hésité à frapper les civils. En bombardant massivement les villes, les Allemands d’abord, puis les Anglo-Américains ont voulu désolidariser les populations de leurs gouvernants. Cela a provoqué des centaines de milliers de morts. Les raids menés sur Londres, Hambourg ou Dresde, sans parler de la double apocalypse nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki illustrent cette stratégie. Elle a cependant échoué puisque les peuples ne se sont pas révoltés contre leurs dirigeants. Dans cette même logique, l’Axe a multiplié les représailles aveugles que symbolisent Oradour-sur-Glane pour la France ou le sac de Nankin pour la Chine. L’Axe, par ailleurs, a contraint des millions d’hommes et de femmes au travail forcé. En leur imposant des conditions de vies inhumaines, il les a bien souvent condamnés à mort. Enfin, en vouant les Juifs d’Europe à la destruction, l’Allemagne nazie a anéanti six millions d’êtres humains. On comprend, dès lors, que le nombre de morts civils ait excédé le nombre des morts au champ d’honneur. D’autant que le Royaume-Uni et les États-Unis ont tenté, autant que faire se peut, de limiter les pertes. Un souci qui avait moins hanté les généraux de la Première Guerre mondiale.

Vue d'Hambourg en ruines © Attribué à Georges GOLDNER/ECPAD/DEFENSE

Vue d'Hambourg en ruines

Vue d'Hambourg en ruines

Est-ce cela qui rend le conflit si particulier ?

O.W : L’importance des morts civils a contribué à faire de la Seconde Guerre mondiale un conflit très particulier. Mais la spécificité de cette guerre tient aussi à d’autres paramètres. La Seconde Guerre mondiale a été une guerre, mais elle s’est aussi caractérisée par deux autres éléments. D’une part, bien des pays, en Europe comme en Asie, ont été occupés. Cette occupation a été en règle générale très violente, à la différence de la Première Guerre mondiale, tant en raison des contraintes que les occupants exerçaient qu’en raison de leurs objectifs idéologiques – l’extermination des Juifs, l’élimination des communistes, les mécanismes d’épuration ethnique… D’autre part, ces pays ont souvent connu l’imposition de régimes dictatoriaux ou totalitaires. Cette conjonction de trois phénomènes – guerre, occupation et dictature – a contribué à dessiner les contours d’un conflit qui, du fait de la synchronie entre ces trois phénomènes et de leur radicalisation, a été tragiquement original.

De quelle manière la Seconde Guerre mondiale continue-t-elle d’influencer notre époque contemporaine ?

O.W : La Seconde Guerre mondiale continue d’influencer l’époque contemporaine pour deux grandes raisons. D’une part, les mutations géopolitiques qu’elle a engendrées – modification des frontières, constitution de blocs rivaux, transferts massifs de populations… n’ont pas toujours été acceptées. Elles ont parfois poussé, et poussent encore, les peuples ou leurs dirigeants à exiger que les torts consécutifs à la Seconde Guerre mondiale, réels ou présumés, soient réparés. Ainsi, l’Ukraine s’est émancipée d’une Union soviétique dont elle n’avait jamais rêvé d’être une République fédérée, tandis que la Chine persiste à revendiquer Taïwan. D’autre part, les plaies provoquées par la guerre, l’occupation et la dictature, ont été si aiguës qu’elles sont loin d’être suturées. La mémoire de ces années de fer sont encore bien présentes dans les familles, en Europe comme en Asie. Elles nourrissent douleurs, peines et parfois ressentiments, a fortiori quand ils n’ont pas pu s’exprimer. Pour ne donner que ce seul exemple, les Normands ont énormément souffert des bombardements alliés en 1944. Ce souvenir n’était guère mis en valeur par les pouvoirs publics, mais restait très présent dans les familles ou les villages. La présence du président Macron à Saint-Lô le 5 juin prochain constitue donc une reconnaissance importante et attendue, qui démontre à contrario l’ampleur du traumatisme subi.

Votre ouvrage est coédité par le ministère des Armées. Comment la relation avec ce dernier s’est-elle instaurée ?

O.W : Le ministère des Armées contribue, sous des formes diverses, à soutenir ouvrages, documentaires, colloques, expositions… En contact avec mon éditeur, il a accepté de financer en partie mon livre. Cela a permis de l’imprimer sur un papier de qualité et de le proposer au public à un prix raisonnable, eu égard au volume (plus de 1 000 pages). En revanche, je tiens à le souligner, le ministère n’a demandé aucun droit de regard. Il n’y a eu ni en amont, ni en aval de pressions ou d’incitations pour que je modifie mon texte ou mon projet. C’est donc une collaboration sans nuages dont je ne puis que me réjouir.

 

-----------------------------------------------------------------------------

 

 

Retrouvez « Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale » d’Olivier Wieviorka au Festival du livre les 12, 13 et 14 avril 2024, sur le stand du ministère des Armées.

Lieu : Grand Palais éphémère – 2, place Joffre 75007 Paris

Horaires : 9h – 20h

Emplacement : A14

Seront présents sur place l’armée de Terre, l’armée de l’Air et de l’Espace, la Marine nationale, le Service de Santé des Armées (SSA), l’Ecole de Guerre, le Secrétariat général pour l’administration (SGA) et la Direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA).

Partager la page

Veuillez autoriser le dépôt de cookies pour partager sur

Contenus associés