Deux ans de guerre en Ukraine

La guerre russo-ukrainienne déclenchée par Vladimir Poutine le 24 février 2022 semble s'enliser après deux ans d'opérations. 

Biblioveilles © BEM

La qualification de ce conflit, sa durée, la conduite des opérations, le rapport de force militaire et politique, le risque d’escalade - notamment nucléaire, le basculement géopolitique qu’il révèle comme les conditions possibles d’une paix négociée sont autant de questionnements auxquels plusieurs spécialistes, universitaires ou praticiens, s'efforcent d'apporter des réponses dans des publications récentes. 

 

Coordonné par Béatrice Giblin, directrice de la revue, ce dossier réunit des praticiens et des chercheurs de diverses disciplines, dont plusieurs enseignent à l’Institut français de géopolitique de l’Université Paris 8. Son éditorial est daté du 23 août 2023 et se conclut par une seule certitude : la séparation définitive entre Ukraine et Russie.

« Si les Ukrainiens n’arrivent pas à reconquérir la totalité de leur territoire, ils auront au moins gagné l’entrée dans l’UE et dans l’OTAN, ce qui n’est pas rien, et deviendront une armée parmi les plus puissantes de l’Europe avec un armement très performant (sauf si les destructions en matériel sont massives). En tout cas, une armée modernisée proche des standards de l’OTAN et très bien entraînée, mais à quel prix ? »

Camille Grand, actuel directeur du programme Défense, sécurité et technologie au Conseil européen des relations internationales après avoir été secrétaire général adjoint de l’OTAN, souligne la prudence de cette dernière à l’égard de l’Ukraine ainsi que le renforcement de sa posture de sécurité collective. Les États-Unis lui ont imprimé cette marque dans le but de rassurer leurs alliés et d’éviter toute escalade, tandis que leur aide militaire bilatérale à l’Ukraine est, quant à elle, progressivement devenue massive. Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More, s’inquiète des désaccords entre alliés de l’OTAN concernant l’Ukraine (la défense européenne ne jouant qu’un rôle subsidiaire), alors que cette dernière appartient à l’isthme mer Baltique-mer Noire, actuellement au cœur des affrontements avec la Russie, et que d’autres théâtres risquent de s’ouvrir ou se rouvrir comme l’Arctique et le Moyen-Orient, la Chine ne pouvant pas non plus être ignorée.

Jonathan Guiffard, de l’Institut Montaigne, est bien informé de l’intérêt que la NSA porte à l’Ukraine pour améliorer ses renseignements sur la Russie, des liens étroits et fructueux noués entre l’administration américaine et les GAFAM. Il souligne l’inquiétude de l’Ukraine depuis 2010 vis-à-vis de la menace cyber russe, et sa recherche d’une autonomie stratégique adossée à l’appui des États-Unis dans ce domaine.

Céline Marangé, spécialiste de la Russie et de l’Ukraine à l’IRSEM, explique les origines des erreurs d’analyse des Russes, sur eux-mêmes aussi bien que sur les Ukrainiens. Elles tiennent en particulier à un mode extrêmement solitaire d’exercice du pouvoir et de décision de Vladimir Poutine, ainsi qu’à la flagornerie d’officiers du renseignement corrompus et appartenant à trois organisations hautement concurrentes (le GRU, le SVR et le FSB) et incapables de prendre de la distance avec des biais cognitifs anciens. Constatant que l’impatience et l’insatisfaction de Vladimir Poutine sont des causes d’escalade et de la brutalisation du conflit, elle s’inquiète de la popularité de l’arme nucléaire tactique dans l’opinion, arme à laquelle la Russie pourrait avoir recours. Maxime Daniélou identifie dans sa contribution les phases de la « désoccidentalisation » de la Russie. D’abord enjeu d’équilibre économique intérieur, elle devient l’objet de réflexions idéologiques du club Valdaï et, depuis que la rupture avec l’Occident a été consommée, elle se concrétise par la dé-dollarisation et les multiples tentatives de séduire les BRICS.

Jean-Louis Iten, professeur de droit à l’Université Paris 8, rappelle les raisons pour lesquelles l’« Opération spéciale » viole le droit international et a donné lieu à des sanctions internationales ciblées. Il juge néanmoins plus utile pour l’Ukraine de soutenir son effort de guerre par la livraison rapide d’armes, ce qui nécessite le recours à des procédures d’exception. De fait, les États-Unis en reviennent au prêt-bail, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis que l’Union européenne admet le financement de moyens de légitime défense et met en œuvre la Facilité européenne pour la paix. En outre, 14 millions d’exilés bénéficient de la protection temporaire dans l’Union européenne et des réflexions sont engagées sur les poursuites pénales contre les criminels de guerre, la formule la plus probable étant un tribunal pénal international ad hoc, solution qui ne satisfait pas complètement l’auteur. Jean Radvany, géographe et enseignant à l’INALCO, essaie de répondre à la question de l’efficacité des Occidentaux en ce qui concerne les sanctions contre la Russie, dans la mesure où elle envisage de vendre ses hydrocarbures et ses minerais à la Chine. Ce projet risque toutefois de se heurter à des difficultés concernant à la fois l’extraction de gisements situés dans des régions d’accès difficile (cuivre d’Oudokan) et au temps nécessaire au développement d’une logistique encore embryonnaire (gazoduc Force de Sibérie 2). Si la Doctrine de sécurité alimentaire permet à l’État russe d’aider les grandes entreprises qui composent le secteur, celles-ci demeurent dépendantes des Occidentaux pour le matériel agricole et les financements (système SWIFT).

Parmi les États post-soviétiques, le géographe et spécialiste du monde des affaires Viatcheslav Avioutskii distingue les alliés de la Russie (Bélarus, Arménie, Tadjikistan), les partenaires stratégiques (Kazakhstan, Kirghizistan), les États émancipés (Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Turkménistan) et les États distanciés (Moldavie, Géorgie). Il constate que la Russie a partout perdu en attractivité et que chacun des pays dose ce à quoi sa dépendance à Moscou l’oblige et ce qu’il peut se permettre pour préserver sa souveraineté. Pour sa part, l’historienne Nora Seni, enseignante à l’Institut français de géopolitique, confesse son sentiment de tournis à l’examen des relations entre la Russie et la Turquie, faites de conflits et de rapprochements. Selon elle, la guerre en Ukraine permet à la Turquie de profiter de sa situation d’entre-deux (accord céréalier, aide au contournement des sanctions, élargissement de l’OTAN à la Suède), empochant au passage d’énormes gains financiers. En revanche, l’Organisation des États turciques (un terme volontairement connoté adopté en 2021) n’arrive pas à séduire des États post-soviétiques pourtant proches par la langue et la religion. Amaël Cattaruzza, qui enseigne la géographie à l’Institut français de géopolitique et Igor Stiks, professeur de philosophie à Belgrade et à Ljubljana, constatent quant à eux que la guerre en Ukraine ne fait qu’accentuer le clivage déjà existant entre pro-Russes et pro-Européens dans les Balkans occidentaux, mais pointent des complexités supplémentaires. En effet, les Occidentaux agissent en ordre dispersé et suscitent parfois des incompréhensions ou une lassitude chez leurs partisans locaux, eux-mêmes plus ou moins disposés à coopérer entre eux (Initiative Open Balkans de 2019) ; les pro-Russes doivent aussi compter avec les Chinois, les Émiratis et les Turcs.

Frédéric Encel, membre du comité de rédaction de la revue, explique pourquoi Israël ne fut, au premier abord, pas favorable à l’Ukraine, pays dont l’histoire est gravement entachée d’antisémitisme, tandis que le pragmatisme lui commandait d’entretenir de bonnes relations avec la Russie, à laquelle il a vendu des armes début 2022 pour faire face à l’Iran, aussi bien dans l’espace aérien syrien qu’ailleurs au Proche-Orient. Israël a été « sollicité avec insistance » par les Occidentaux pour aider l’Ukraine et il répond positivement tant que sa mainmise sur la Cisjordanie n’est pas contestée. Selon Roland Pourtier, géographe et professeur honoraire à l’Université Paris 1, la guerre d’Ukraine trouve des prolongements en Afrique, sous une forme diplomatique ou par le biais d’acteurs de l’ombre dont la puissance vient de réseaux d’amitiés nouées dans le passé ou dans l’extraction et le négoce des matières premières. Pour compléter ce tour d’horizon géopolitique, Isabelle Saint Mézard, de l’IFP et de l’IFRI, compare les attitudes respectives de la Chine et de l’Inde à l’égard de la guerre russo-ukrainienne ; elle montre que l’ambiguïté, commune aux deux géants asiatiques, adopte cependant une coloration plus démocratique et moins contestataire de l’ordre international à New-Dehli qu’à Pékin.

«  Si le règlement du conflit paraît dans ces conditions très lointain, ses conséquences immédiates sur les relations internationales se font déjà vivement ressentir : affaiblissement durable de la Russie, dépendance européenne aux États-Unis,  renouveau de l'opposition Nord/ Sud, prolifération des recours devant les juridictions internationales, relance des interprétations contradictoires et concurrentes des normes du jus ad bellum ou jus in bello, pressions sans précédent sur certains dispositifs et régimes tels que ceux prévus pour les exilés de guerre, entre bien d'autres exemples. »

Cet ouvrage collectif est issu d'un colloque qui s'est tenu en novembre 2022à l'Université Galatasaray d’Istanbul, où les deux directeurs scientifiques enseignent le droit public, ainsi, pour Juan Fernandez, qu’à l'Université Paris II Panthéon Sorbonne.

Les quatorze contributions proviennent majoritairement de juristes, politistes ou historiens partageant la même volonté de comprendre et de faire comprendre les implications de ce conflit russo- ukrainien. Dans la première partie, Jean-Vincent Holeindre, Julien Théron et Cédric Pas s’emploient notamment à le qualifier à sa juste valeur, à la fois comme une guerre majeure (phénomène qui n'avait en réalité jamais disparu) et comme une guerre hybride, à la fois cinétique et informationnelle et moins cyber que prévu. Dans la seconde partie de l'ouvrage, plus spécifiquement juridique, sont questionnés l'activisme judiciaire de l'Ukraine auprès de la Cour internationale de justice, l’action de la Cour européenne des droits de l'Homme, submergée de requêtes sur l'Ukraine émanant d'États ou d'individus alors que sa compétence est sujette à débats, ou encore l'exclusion de la Russie du Conseil de l'Europe, l’application du droit international humanitaire qui se heurte aux défis posés par les nouvelles technologies et l'attribution de statuts protecteurs à des combattants d'un nouveau type,ou encore le cas particulier de l'utilisation de l'artillerie et des munitions explosives  par la Russie dans les zones urbaines. Jamais le recours aux instances de la justice pénale internationale n'avait été aussi important, alors que le conflit n'est pas terminé et qu’existe un risque d'instrumentalisation du droit.

 « Portée par des hommes, la science stratégique, qui est leur produit, ne saurait être comprise comme une détermination hors du temps, objective, froide et matérielle des meilleures stratégies pour le développement optimal des besoins d’un pays ou d’une armée au moment le plus opportun qui soit. Comme l’approche constructiviste de la théorie des relations internationales a permis de le démontrer à de multiples reprises, ces hommes ont été façonnés par une société dont la physionomie et les idées changent, s’imposent, se contredisent et parfois se transmettent durablement, formant ainsi une culture stratégique. » (p.383)

Cet ouvrage est la version publiée de la thèse en histoire de relations internationales soutenue en 2021 par Dimitri Minic. Dans sa longue introduction, l’auteur présente ses sources de manière approfondie : discours des dirigeants, doctrines, publications des grandes revues militaires de son pays d’origine animées la plupart du temps par des officiers de très haut rang.

Dimitri Minic commence par constater l’intérêt de plus en plus grand des auteurs russes pour les concepts occidentaux après la Guerre froide, dans un foisonnement qui trouve sa formulation dans les documents officiels à partir de 2000. Partant du constat que la tradition russe puis soviétique, suivant en cela Clausewitz, ne conçoit traditionnellement que la lutte armée au cours de la guerre, l’auteur distingue une approche dite révisionniste. Elle est développée par les tenants du contournement de la lutte armée par l’utilisation de moyens non militaires au cours d’une guerre interétatique ou par l’emploi de méthodes indirectes en temps de paix afin de subvertir l’adversaire et d’obtenir son effondrement. Cette contestation frontale du dogme soviétique, autrefois considéré comme une science, trouve son origine dans un renouvellement de la réflexion sur l’essence même de la guerre. Une étude biographique fouillée des auteurs révisionnistes montre que leur domaine de formation est la philosophie plutôt que les sciences militaires et que, du temps de la Guerre froide, ils occupaient des postes de nature idéologique dans l’armée. La rupture avec le passé consiste non seulement à se repositionner vis-à-vis du marxisme-léninisme, extrêmement prégnant même chez les révisionnistes, mais elle se traduit aussi par des appréciations différentes de la Guerre froide et de la dislocation de l’URSS. Pour les révisionnistes, l’URSS avait été vaincue par l’Occident, alors que les traditionnalistes incriminaient les faiblesses économiques et politiques internes du régime dans son effondrement. L’auteur attribue la victoire idéologique des révisionnistes à leur conception, communément partagée en Russie, de l’Occident et surtout des États-Unis perçus comme hostiles et enclins à comploter par des moyens indirects. Cet état d’esprit, ce « tropisme » aux yeux de l’auteur, conduit inévitablement à un manque de rigueur scientifique, tant la crédulité à l’égard de faux documents qui l’étayent est grande.

L’auteur a ajouté un chapitre à sa thèse, principalement consacrée à la période 1993-2016, pour prendre en compte les opérations militaires débutées le 24 février 2022. Pour lui, l’échec relatif de la guerre contre l’Ukraine, initiée en réalité dès 2004 lors de la Révolution orange et composée de trois phases (stratégie indirecte jusqu’en 2021, dissuasion stratégique proactive en 2021-2022, « opération militaire spéciale » à partir de février 2022), serait dû à une « surestimation » par le commandement de l’efficacité du contournement sur le plan théorique et à une mauvaise application de ces idées si profondément ancrées.

« Il reste qu’à la guerre, on agit sur trois facteurs : le temps, les forces et le terrain. Nous avons suffisamment parlé du temps à l’occasion de cette guerre longue. Dans le cas présent, on parle du terrain. C’est lui qui a été perdu. Mais il ne me semble pas que les forces russes aient beaucoup diminué. » (p.136)

Le général (2s) Olivier Kempf est docteur en sciences politiques, directeur du cabinet de synthèse stratégique La Vigie et chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique. Dans cet ouvrage préfacé par Michel Goya, il rassemble les billets hebdomadaires qu’il a fait paraître sur les réseaux sociaux depuis le début des hostilités. Sa formation et son expérience militaires lui ont apporté des méthodes d’exploitation du renseignement en sources ouvertes ainsi que d’analyse militaire et politique des événements. Elles l’incitent à une grande prudence, compte tenu notamment de l’intense propagande pratiquée par les deux belligérants, quand bien même il affirme très nettement le caractère infondé de l’opération spéciale menée par Moscou. L’ultime chapitre propose un essai de synthèse.

Pour chaque billet, le général Kempf reprend le déroulement des opérations de la semaine écoulée puis livre une « appréciation générale ». Il espère de la sorte réaliser un film à une image par semaine. Il s’efforce de décrire la situation sur chaque front, présentant le rapport de forces et les mouvements et n’oublie jamais la logistique. Son pessimisme relatif à l’égard des Ukrainiens reflète une réalité mais aussi la volonté de penser contre lui-même pour éviter les biais cognitifs. Dès le début, il prévoit une longue guerre d’usure, se permettant toutefois une brève expression d’enthousiasme en ce qui concerne la contre-offensive ukrainienne de l’automne 2022. Il balaie les inquiétudes suscitées par le nucléaire civil, alors que les déclarations de Vladimir Poutine sur l’arme nucléaire lui inspirent des réflexions mêlées d’inquiétude quant à une escalade toujours possible.

Dans sa conclusion, s’appuyant sur la distinction clausewitzienne entre buts dans la guerre et buts de guerre, l’auteur essaie de répondre à la question du pourquoi de cette guerre. Pour la qualifier, il récuse le terme de « haute intensité », lui préférant ceux de « régulière » et de « blindée mécanisée sous plafond nucléaire », toutes catégories du XXe siècle. L’incorporation, dans une certaine mesure, de technologies du XXIe siècle permet d’opérer en « multi-champs et multi-milieux ». Revenant sur l’expression de « guerre d’usure » et sur le caractère de plus en plus interminable des affrontements actuels, il note l’emploi concomitant et paradoxal de matériels de haute et basse technologies.

Ce dossier coordonné par Martin MOTTE, président de l’Institut de stratégie comparée (ISC) qui publie la revue Stratégique, rassemble douze contributions dont les auteurs sont, en très grande majorité, des historiens spécialistes de la défense ou des relations internationales.

« Le retour des conflits de haute intensité était si peu pensable qu’il a été pensé depuis des années par nos états-majors. » (Martin Motte)

Georges-Henri Soutou souligne en préambule l’importance de la « rupture » de l’ordre international causée par la guerre russo-ukrainienne : le monde se partage entre « un groupe occidental autour de Washington et un groupe sino-russe ». Il ne s’agit cependant pas d’un retour à la Guerre froide, période d’affrontement de deux idéologies universalistes sur un mode prévisible

Martin Motte retrace les événements historiques qui se sont déroulés dans l’isthme mer Baltique-mer Noire, le plus grand et le plus oriental de l’Europe, très bien doté par la nature. Contrairement à Fernand Braudel qui en voyait la maîtrise nécessaire à une Russie véritable, il rend discernables, par un récit des événements qui s’y produisirent depuis le temps des Varègues, trois dynamiques : nord-sud, est-ouest et terre-mer. Chronologiquement, la Russie ne fut que la troisième puissance unificatrice et l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’OTAN en 2003 donna à cette dernière un accès à la partie ouest de la mer Noire, alors que la Grèce et la Turquie continuaient à lui conférer la maîtrise de la rive sud. C’est à partir de ce moment que les tensions débutèrent, selon l’auteur. Olivier Zajec remonte lui aussi à 2014 pour dater le début de la crise ukrainienne et une « sanctuarisation agressive » de l’arme nucléaire par la Russie. Les États-Unis ont riposté, d’abord par une aide militaire à l’Ukraine puis, à partir de 2018, par une modification de leur Nuclear Posture Review, visant tout adversaire qui conquiert un territoire (ici la Crimée et le Donbass) et le qualifie d’enjeu vital. En ce qui concerne l’avenir, l’auteur récuse « l’école du bluff » et rappelle le nombre de pertes russes déjà causées par l’Opération spéciale, qui confèreraient effectivement un caractère vital au terrain conquis.

Joseph Henrotin passe en revue le déroulement des opérations terrestres qu’il juge classique et favorable à l’Ukraine. Il met l’accent sur les défauts de la logistique et de la communication chez les Russes, estimant d’une manière générale que la modernisation des matériels, si elle avait été finalisée, n’aurait pas eu l’effet opératif voulu faute de plan et, surtout, de personnels sous-officiers. Jérôme de Lespinois explique pourquoi la guerre russo-ukrainienne n’a pas intégré de campagne aérienne : l’instauration d’une « no fly zone », à la manière des Occidentaux, aurait exigé une supériorité aérienne démesurée pour l’aviation russe. La capacité de manœuvre qui reste aux Ukrainiens réside dans l’utilisation intensive des drones. La Russie avait obtenu la maîtrise complète de la mer Noire, en s’appuyant sur l’île aux Serpents et des capacités amphibies ; cependant les Ukrainiens, dépourvus de bâtiments, ont fait un large usage d’armes antinavires, notamment des batteries côtières et des drones pilotés par satellite, au point de causer des dégâts un peu plus que symboliques, d’interdire toute liberté d’action à la flotte russe et surtout d’appuyer les opérations terrestres, donnant par-là raison à l’amiral Castex. Pierre Vallée traite la question de l’arme cyber par la Russie, dont l’utilisation avait été massive de 2007 à 2022, c’est-à-dire dans un temps de paix plus propice à l’anonymat, et par les Ukrainiens, plus performants qu’attendu dans ce domaine surtout grâce à l’aide occidentale. Il relève que les infrastructures physiques nécessaires au cyber ont fait l’objet d’attaques bien réelles, venues de spécialistes.

« Les contributions à cet ouvrage soulignent en toute hypothèse les trois grandes caractéristiques de cette guerre : elle s’inscrit dans certaines tendances de fond, elle est loin d’être terminée et ses conséquences dépassent le continent européen. » (p.10)

La plateforme francophone Le Rubicon propose des analyses de défense et de politique étrangère de niveau universitaire et d’origines diversifiées. Les maîtres d’œuvre en sont le Réseau d’analyse stratégique canadien, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire et le Centre Thucydide de l’Université Panthéon-Assas. Plusieurs contributions aussi claires que brèves et précises sont périodiquement rassemblées et éditées sous forme de courts ouvrages, celui-ci étant le deuxième consacré à la guerre russo-ukrainienne.

La première et la dernière contribution s’attardent sur la question de la durée de la guerre (au moins dix ans à partir de 2022, ose énoncer Olivier Sieur au vu de la longueur croissante des conflits armés contemporains), du mode de conclusion (assurément complexe) et de maîtrise de l’après-guerre, que Justin Massie prévoit fait de grands bouleversements à l’échelle internationale.

Deux articles invoquent l’histoire, celui de Loïc Trégourès et celui de Cédric Mas. Le premier invite le lecteur à se remémorer la guerre en ex-Yougoslavie, dont les médias avaient à l’époque mal compris l’origine : l’agression des Serbes contre les Croates et les Bosniaques, pour considérer qu’une bonne connaissance de l’histoire invite à mieux interpréter la guerre actuelle, résultat d’une initiative russe. Le second préconise également l’étude de l’histoire militaire mais en interaction avec un bon séquençage des opérations actuelles, pour apporter un début de réponse à trois débats vifs sur certains aspects proprement militaires des événements : le renseignement, d’un côté inutile dans un pays dont le dirigeant terrorise ses subordonnés, de l’autre diffusé largement aux alliés et aux populations par une démocratie maîtresse dans l’art de lui faire servir ses intérêts ; le cyber moins utilisé, efficace ou visible que prévu ; l’emploi des forces aériennes plus pourvoyeur, en apparence, de leçons.

Deux événements de la guerre en particulier font réagir les juristes. L’attaque du pont de Crimée par les Ukrainiens qui, selon louis Perez du Centre Thucydide et de Paris II Panthéon-Sorbonne, était licite et à forte teneur symbolique alors que les représailles russes qui ont suivi constituaient une riposte illicite. A l’aide d’arguments propres à sa discipline, Julia Grignon, de l’Université Laval et de l’IRSEM, s’élève contre le rapport d’Amnesty international sur les violations du Droit international humanitaire par l’armée ukrainienne ; le jus ad bellum est à distinguer de manière très nette du jus in bello qui doit être respecté par les deux parties, y compris donc l’agressé (ici l’Ukraine), cependant que nul ne peut prétexter des violations de l’adversaire pour excuser les siennes, à l’instar de ce que fait Vladimir Poutine.

Deux contributions s’intéressent à des zones géographiques voisines de la Russie. L’Asie centrale d’abord, qui connaît selon Hélène Thibault, enseignante au Kazakhstan, des troubles violents facilités par le relatif retrait russe, et où la Chine ne semble pas vouloir profiter de ce vide sécuritaire. L’Arctique ensuite, où la Russie a longtemps joué un rôle dynamique, qui voit les « like-minded » mettre ce pays à l’écart, certaines activités s’assoupir et des entités « presque arctiques » comme l’Union européenne y prendre plus d’importance.

« Il y a plus de vingt ans, au moment où je commençais à travailler sur l’histoire des relations russo-ukrainiennes, j’aurais considéré comme complètement invraisemblable la possibilité d’un conflit armé entre Russes et Ukrainiens. Tout allait dans le sens inverse : la proximité linguistique, religieuse et culturelle, les liens économiques et démographiques, mais aussi, au quotidien, la coexistence parfaitement pacifique entre les deux peuples. » (p.16).

Cette traduction en français de l’ouvrage de l’historien autrichien Andreas Kappeler retrace l'histoire des relations russo-ukrainiennes en réaction à l'invasion russe de la Crimée en 2014.

La perspective chronologique met en exergue l'importance de la séparation subie, du fait des Mongols, entre deux peuples aux langues très proches. La Russie fut soumise d’un côté à un tsar qui se revendiquait comme autocrate et maître d'un empire pluriethnique, quand l'Ukraine subit l'attraction de la Pologne catholique, une entité plus lâche ; c'est à une dynastie plus qu’à une nation que se rallièrent les Cosaques en 1654. Le chapitre 5, au titre éloquent (« Deux nations tardives ») souligne que c'est au XIXe siècle seulement que de nombreux intellectuels et écrivains se firent promoteurs des nations ukrainienne et russe. S’exprimant en russe, les premiers choisirent massivement le modèle européen, tandis que les seconds entretinrent un débat entre pro-européens et slavophiles. L'industrialisation et l'urbanisation moins poussées en Ukraine favorisèrent alors une forme de condescendance des Russes, qui aurait pu disparaître dans le giron de l'URSS où l'accent mis par les communistes sur l'industrie lourde attira nombre de Russes ethniques dans le Donbass alors que les élites ukrainiennes émigraient à Moscou. L'Holodomor planifié à court terme par Staline et la participation ukrainienne aux crimes de la Shoah constituent deux épisodes historiques établis qui sont actuellement instrumentalisés par les deux parties au conflit.

Selon l’auteur, le démantèlement de l'URSS et la décision de Belojava du 7 décembre 1991 surprirent le monde et les nombreux contentieux entre la Russie et l’Ukraine, notamment ceux de la mer Noire, ne furent résolus que par le traité de 1997. Ce sont les révolutions dites Orange puis de Maidan en 2004 et 2013 qui renforcèrent le tropisme européen de l'Ukraine et amenèrent le président Poutine à s'inquiéter pour la stabilité de son régime, à annexer la Crimée et à occuper le Donbass, avec l’ambition de rassembler autour d’elle les populations russe et « russienne », tels les Ukrainiens (« Petits Russes ») et les Biélorusses (« Russes blancs »).

Ainsi, la métaphore familiale permet-elle à Andreas Kappeler de rendre compte d’un conflit non écrit d’avance et en même temps fondé sur de profondes différences d’appréciation et de perception appuyées sur des événements anciens.

« L’agression russe contre l’Ukraine a débouché sur une guerre du XIXe siècle, menée avec des tactiques du XXesiècle et des armes du XXIe siècle. » (p.320)

Serhii Plokhy est directeur de la chaire d’histoire de l’Ukraine de l’Université Harvard. D’origine ukrainienne, il écrit en anglais et livre au lecteur un ouvrage répondant aux règles de l’histoire immédiate. Il commence par dresser le contexte général de la guerre russo-ukrainienne et la fait remonter aux conditions dans lesquelles a été instauré l’ordre de l’après-Guerre froide en 1989. Il conclut par le constat d’une réapparition d’un monde bipolaire où la Russie, désormais très diminuée, sera cette fois le partenaire le plus faible d’une alliance avec la Chine.

Pour lui, l’enjeu principal est la fin de l’empire qui, de tsariste, était devenu soviétique puis russe, toujours doté d’arrière-pensées sur sa zone d’influence. Cette véritable guerre de décolonisation est en train d’opposer une Ukraine fermement engagée dans un processus de démocratisation et une Russie autocratique sous la férule de Poutine. La signature du mémorandum de Budapest en 1994 était aux yeux de l’auteur justifiée, les Américains ayant cherché à débarrasser l’Ukraine d’armes nucléaires dont elle ne détenait pas la commande, tout en lui garantissant une protection en cas d’agression russe. Cependant, la perspective d’une adhésion à l’OTAN aurait mieux convenu que celle du Partenariat pour la Paix dont la Russie était également membre.

Concernant les processus de décision, Serhii Plokhy détecte des indices montrant que le président Poutine n’a consulté personne avant d’envahir l’Ukraine en février 2022. De même, lors de son exposé détaillé de l’opération contre Kiev et du massacre de Boutcha, il présente la visite sur les lieux du président Zelenski comme déterminante dans sa décision de résister aux Russes. Sur le front de l’Est, se déroulèrent des combats d’autant plus violents que les Ukrainiens s’y étaient préparés, même si les attaques russes contre des cibles civiles et des biens culturels suscitèrent leur surprise et leur indignation. C’est plutôt le long de la mer Noire, après des affrontements auxquels les Ukrainiens ne s’attendaient pas, que Poutine dévoila ses véritables intentions annexionnistes. L’auteur identifie les ponts et la centrale nucléaire de Zaporidja comme des enjeux cruciaux et la reprise de Karkhiv comme un raid cosaque bien planifié, dans un esprit qui se mariait idéalement avec la tactique décentralisée prônée par les Occidentaux et dont l’audace et le brio surprirent les conseillers militaires américains.

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, les Américains, les Européens et leurs alliés avaient émis neuf vagues de sanctions à la sévérité croissante à l’égard de la Russie. Une fois convaincus de la capacité de résister des Ukrainiens, ils leur livrèrent des drones et des missiles, les bases américaines en Allemagne contribuant à la rapidité de l’acheminement. En cette occasion, l’auteur loue le Royaume-Uni de s’être mis au diapason des pays d’Europe frontaliers de la Russie. Il se montre en revanche critique aussi bien envers les atermoiements du chancelier allemand que du souhait du président français de « ne pas humilier la Russie » et de contrebalancer l’hégémonie américaine en Europe, ou encore du vœu d’une paix rapide formulé par Mario Draghi, partisan du format OSCE. Pour lui, le retournement de ces trois dirigeants s’expliquerait par la fin de non-recevoir de la Russie et la pression de leurs opinions publiques. Enfin, il pense que le président Poutine ne s’attendait pas à un camp occidental uni et déterminé, ni à un élargissement de l’OTAN à la Suède et la Finlande. Dans son esprit, la Chine demeure trop soucieuse de sa croissance économique pour s’avancer jusqu’à une aide militaire à Moscou, tandis que le président turc Erdogan se distingue par son extrême habileté dans le rôle de médiateur, habileté salvatrice pour les pays importateurs de céréales ukrainiennes.

L'auteur, professeur invité à l'Université Magnus Vytautas en Ukraine, enseigne à l'Université Reichman en Israël. En 2019, il a consacré chez le même éditeur un ouvrage à L’Orthodoxie nucléaire russe.

« The book integrates the concept of coercion with the strategic culture framing, as the main lens to explain it. This nexus is the book main novelty. To explore the impact of cultural factors on the Russian approach to deterrence, this work leans on several bodies of literature and builds on the author’s previous efforts. » (p.4)

L'auteur revendique l'originalité de son approche, à l'intersection des études stratégiques, de la théorie et de la pratique russes de la coercition (nucléaire, conventionnelle et informationnelle). Il affiche son ambition de faire pénétrer son lecteur à l'intérieur d'un mode de pensée spécifique, profondément renouvelé après la fin de l’URSS par un foisonnement de réflexions qui n'ont en rien abouti à une imitation du mode de pensée occidental auquel les Russes ont pu alors avoir accès.

Adamsky porte un grand soin à la comparaison des terminologies.  Les experts dirigeants politiques et militaires russes emploient le mot « sderzhivanie » pour la dissuasion, dans un sens plus proactif et plus large que leurs homologues occidentaux. Des menaces, parfois accompagnées d'un usage limité de la force, auraient ainsi pour objectif de maintenir le statu quo (dissuasion au sens occidental du terme, « deterrence »), de le modifier (contrainte, « compellence »), de modeler (« to shape ») l’environnement où a lieu l'interaction, de prévenir l'escalade ou de la diminuer. Les signaux et activités livrés dans ce but interviennent avant la guerre et dans toutes les phases de cette dernière, le mot équivalent dans la sphère euro-atlantique étant la coercition (« coercion »). Dans les domaines nucléaire et conventionnel, les Occidentaux opposent les représailles (« punishment ») à l'interdiction (« denial »), alors que les Russes assouplissent pour leur part cette distinction. Les limites entre paix, crise et guerre s'effacent, ainsi que celles entre attaque et défense. Dans la sphère informationnelle, la flexibilité est de mise des deux côtés.

L'auteur identifie dans la culture stratégique russe une approche holiste et dialectique qui sous- tend la " dissuasion stratégique " russe, plus sophistiquée que celle des Occidentaux selon lui. En revanche, il y constate aussi le fossé entre le monde des idées et la faculté de l'État à les réaliser, avec des capacités industrielles, des infrastructures, des procédures opérationnelles qui, jusqu’à nos jours, ne concordent pas. Cette inadéquation à la réalité engendre un accent mis sur les perceptions comme centre de gravité d'une campagne militaire, sur la psychologie dans la coercition. L'évaluation critique par Adamsky de la dissuasion à la russe intègre la difficulté, pour les Occidentaux, de déchiffrer les signaux émis par ce pays, alors même que Moscou est persuadé du contraire. L'auteur en vient surtout à une mise en abyme : l'exercice, difficile pour toutes les armées, qui consiste à évaluer l'efficacité de la dissuasion et surtout de son point culminant, présente une marge de progression chez les Russes, qui en sont encore au stade de l'intuition et non de la systématique. Depuis 2014, ils pensent avoir réussi à retrouver leur statut de principal adversaire des Américains ; en revanche, ils n'ont en rien renoncé au sentiment d'encerclement dont ils se croient l'objet et ont indirectement pu redonner vigueur à l'OTAN. Si le contrôle réflexif des opérations permettait la recherche sur les opérations à l'époque soviétique, la tradition du renseignement demeure un pont d’appui pour pratiquer le « jeu opérationnel », c'est à dire à manipuler l'adversaire en continu. Selon Adamsky, cette méthodologie réussit aux Russes en Syrie, mais il serait trop tôt pour évaluer les opérations analogues menées en Ukraine.

Économiste, Vladislav Inozemtsev dirige le Centre d'études post- industrielles, un groupe de réflexion à but non lucratif basé à Moscou. Il a déjà exprimé publiquement son opposition à la politique de Vladimir Poutine.

« Nul ne doit donc s'attendre à ce que cette guerre s'arrête pour des raisons économiques. »

Vladimir Inozemtsev énumère les facteurs de l'endurance russe, montrant que peu de pays peuvent se passer des hydrocarbures et produits du secteur primaire du pays, y compris les Occidentaux. Leurs sanctions économiques demeurent, aussi pour cette raison, assez largement inefficaces face au rôle déterminant de petites entreprises privées non ciblées et à la résilience de la population russe. L’auteur concède plusieurs indicateurs au rouge, comme la faiblesse du rouble et une relative désindustrialisation. Toutefois l'État stimule les activités commerciales de plusieurs secteurs et, depuis 2022, un « capitalisme de guerre » a été mis en place très rapidement, inflexion radicale apportée à la politique d'avant-guerre avec un arrêt brutal du processus d'intégration dans le commerce mondial. Les victimes en sont surtout les actifs étrangers nationalisés sous la férule d'un pouvoir extrêmement centralisé, à l’image de celui mis en place par Lénine au temps du communisme de guerre.

Selon l’auteur, deux camps se font actuellement face et pourraient vivre l'un sans l'autre. La régionalisation économique se substitue progressivement à la mondialisation et le « Wandel durch Handel » (le changement par le commerce) propre au cadre de pensée des Occidentaux se trouve sérieusement relativisé. A plus long terme cependant, vers le début des années 2030 pour Vladislav Inozemtsev, la dépendance russe à l'égard de la Chine pourrait s’avérer problématique.

[Toutes les références citées sont consultables à la bibliothèque de l’École militaire ou, pour certaines, accessibles en ligne sur place ou en accès distant pour les lecteurs éligibles.]

Partager la page

Veuillez autoriser le dépôt de cookies pour partager sur

Contenus associés