Mer Rouge : Bab-el-Mandeb, point chaud du trafic maritime mondial

Le Moyen-Orient est de retour là où on ne l’attendait peut-être plus. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a rendu à nouveau désirables le pétrole et le gaz en provenance des pays du golfe Arabo-persique. Dès lors, il devient nécessaire de sécuriser la route Ormuz-Méditerranée occidentale, en particulier le détroit de Bab-el-Mandeb, porte d’accès stratégique sur la route majeure Asie-Europe passant par le canal de Suez.

Incendie déclaré à bord du pétrolier Martin Luanda © M. Bailly / Marine nationale

Incendie déclaré à bord du pétrolier Martin Luanda

Le malheur des uns fait le bonheur des autres. La guerre en Ukraine a redessiné la carte des flux des énergies fossiles, en les sortant du continent européen. Elle a notamment généré un accroissement fort et rapide des importations de pétrole brut et de gaz naturel sous forme liquéfiée (GNL), depuis les pays du golfe Arabo-persique, Ara­bie saoudite, Émirats arabes unis et Qatar en tête. Conséquence géopolitique de ce retour inattendu du Moyen-Orient dans les bou­quets (ou mix) énergétiques européens : l’émergence, de manière très tangible au plan économique, du concept d’Indopacifique, avec la nécessité de penser la sécurisation de la route Ormuz-Méditerranée occidentale, via la mer Rouge. Dans ce contexte, la zone du Bab-el-Mandeb, commandant l’accès depuis l’océan Indien vers Suez, a retrouvé une place centrale dans les échanges vers l’Europe puisqu’il faut ajouter à l’équation stratégique la pérennité de l’acheminement de biens depuis l’Asie. La Chine représente 21 % des importations de marchandises de l’Union européenne : la route maritime la plus directe, passant par Malacca et Suez, est donc une artère vitale du transit Est-Ouest. Dernière menace en date qui constitue un enjeu de taille pour les pays occidentaux : celle de l’organisation houthie qui pourrait s’attaquer aux câbles sous-marins présents dans les fonds marins de cette zone.

Actions hybride et renseignement en sources ouvertes

La région du Bab-el-Mandeb est connue depuis de nombreuses années pour être dangereuse, attirant piraterie et terrorisme. Déjà, au milieu des années 2000, l’accroissement de la piraterie de manière spectaculaire au large de la Somalie conduit à la création des missions Ocean Shield (2009-2016) sous mandat OTAN et Atalanta (depuis 2008) sous mandat UE. Les résultats sont probants : à partir de 2014, la piraterie cesse d’être un phénomène majeur.

La dynamique conflictuelle avec l’action des Houthis relève d’une logique quelque peu différente. Elle est aussi symptomatique d’un nouveau type de menaces dites hybrides, qu’est l’utilisation de moyens civils ouverts à des fins militaires, par exemple les relevés AIS (Automatic Identification System) librement accessibles sur Internet via des sites spécialisés comme Marine Traffic. Grâce à eux, il est pos­sible d’avoir en temps réel, ou quasi-réel, des informations sur le positionnement, la route et, surtout, l’identité d’un navire. A priori, les milices houthies auraient utilisé ces sites Internet afin de sélectionner des cibles ayant un lien – parfois extrêmement distant – avec Israël, dans un contexte de conflictualité autour de l’opération de Tsahal dans la bande de Gaza. Agissant comme relais de l’Iran (avec l’aval de l’Iran ou pilotés en sous-main par l’Iran), les Houhis ont voulu reproduire d’une manière détournée le premier choc pétrolier. En 1973, celui-ci avait eu lieu à la suite d’un embargo sur l’exportation de pétrole décidé par les pays de l’OPEP, pour faire pression sur les alliés d’Israël dans le contexte de la Guerre du Kippour.

Même si les conséquences sont pour le moment loin d’être comparables, elles relèvent de la même logique stratégique : atteindre directe­ment et de manière détournée les intérêts d’Is­raël et ceux de ses alliés, en portant préjudice aux systèmes logistiques mondiaux. Près d’un demi-siècle plus tard, la crise actuelle révèle l’impact des technologies numériques et le rôle de la donnée ouverte, permettant de cibler encore plus finement les points de mire.

Le transport d'hydrocarbures, point central ?

Dans le viseur des Houthis, on trouve les hydrocarbures, auxquels s’ajoutent les enjeux de production et de transport, notamment vers l’Europe. Dans ce contexte géopoli­tique, la mer Rouge est redevenue une artère principale de l’approvisionnement du Vieux continent. Frapper dans la région du Bab-el-Mandeb, revient ainsi à toucher potentielle­ment des voies économiques vitales pour l’Eu­rope, puisqu’aux pays du Golfe, il faut rajouter l’Inde qui a pris le relais de la Russie pour termi­naux méditerranéens, en particulier pour le diésel routier.

Les différents pays exportateurs ainsi que les transporteurs – notamment ceux liés aux compagnies pétrolières et gazières internatio­nales – cherchent à trouver des solutions alter­natives de trajet, afin d’échapper au risque d’attaque. La situation de l’Arabie saoudite est particulière puisque cette dernière développe depuis maintenant une vingtaine d’années ses capacités d’exportation de pétrole depuis la mer Rouge, via le port de Djeddah. Même si les capacités d’exportation depuis ce port demeurent limitées, elles témoignent d’une volonté forte de l’État saoudien de ne pas se retrouver piégé par une fermeture du Bab-el- Mandeb ou même du détroit d’Ormuz, en cas de tensions fortes avec l’Iran. Heureusement, pour le moment, dans la mesure où ni les zones principales de production et de trans­formation, ni les terminaux de réception n’ont été touchés, les approvisionnements en hydro­carbures de l’Europe n’ont pas été profondé­ment affectés.

L’impact pour les pays de la région

En regard de l’explosion des tarifs des assu­rances maritimes ayant entraîné le re-routage de la plupart des navires des grandes entre­prises de transport vers la route du Cap, un certain nombre d’acteurs de la région de la mer Rouge se trouvent directement touchés. D’un point de vue économique, c’est l’Égypte qui apparaît comme l’un des principaux per­dants de la situation actuelle. Avec la décision prise par les principaux armateurs, la Suez Canal Authority, qui perçoit les droits de tran­sit, se retrouve dans une situation délicate. L’agrandissement du Canal, achevé en 2015, devait permettre de doubler le trafic, ainsi que les revenus perçus par l’Etat égyptien, pro­priétaire de ce dernier. Avant la crise survenue début 2024, le Canal concentrait pas moins de 12 à 15 % du trafic maritime mondial.

Toutefois, cette augmentation très forte du trafic et des revenus n’est pas sans risques, ni contreparties, puisqu’en 2020-2021, l’échoue­ment du porte-conteneurs taïwanais Ever Given avait déjà démontré la fragilité de l’in­frastructure. Même si les conséquences éco­nomiques de cet échouement s’étaient fina­lement avérées limitées, il n’en demeure pas moins que le Canal présente, par son carac­tère unique, des fragilités spécifiques. La situation économique de l’Égypte, déjà très vulnérable depuis plusieurs années, risque ainsi de provoquer des troubles politiques et sociaux internes, avec un risque non-négli­geable d’extension au niveau régional.

Au-delà de la seule région de la mer Rouge, c’est bien entendu aux niveaux européen et mondial que sont visibles les impacts de cette crise. Le principal enseignement a été, jusqu’à mainte­nant, la réactivité des transporteurs maritimes mondiaux, capables de rediriger très rapide­ment leurs flux de marchandises vers d’autres routes. Même si les systèmes logistiques ont souffert, notamment au niveau des clients industriels qui ont connu des ralentissements d’activité dus à l’allongement des chaînes logis­tiques, aucune rupture majeure n’est à ce jour à déplorer. La mondialisation ayant permis l’émergence ces trente dernières années d’ac­teurs de niveau planétaire comme CMA-CGM, il leur a été possible d’anticiper et de réagir rapi­dement, signe de l’importance de disposer de grands acteurs de l’économie maritime. Tou­tefois, il importe de continuer à observer les conséquences de cette crise, d’un point de vue aussi bien militaire qu’économique.

Plusieurs thermomètres géoéconomiques sont ainsi à surveiller pour prendre le pouls de la situation au niveau global. Le premier d’entre eux, les cours du pétrole, affecte pour le moment une relative atonie. Le baril s’éta­blit mi-février aux alentours de 80-85 dol­lars américains, prix modéré étant donné la conjonction des crises stratégiques au niveau mondial. Le second, le VIX – indice de vola­tilité de l’économie américaine qui donne une référence de la stabilité du marché finan­cier mondial – est lui-même assez faible, avec un niveau aux alentours de 10-15. À titre de comparaison, il était au-delà des 65 pendant la pandémie de la COVID. Tout semble donc indiquer que les marchés mondiaux sont loin de s’affoler face à cette crise sécuritaire en mer Rouge.

Carte de la région golfe arabo-persique © D. Jaquard / Marine nationale

Carte de la région golfe arabo-persique

Carte de la région golfe arabo-persique

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