La plongée vers les abysses - Le scénario de tous les possibles

Les grands fonds marins démarrent à partir de 200 mètres au-dessous du niveau de la mer. Ils représentent environ les deux tiers de la surface de notre planète ; seuls 20 % sont cartographiés à moyenne résolution, et seulement quelques pourcents à haute résolution.

La plongée vers les abysses © N. Tinevez/Marine nationale

La plongée vers les abysses

Trois quarts des fonds marins se situent à des profondeurs de plus de 3 000 mètres (à partir de 4 000, on parle des abysses) où la pression dépasse de 300 fois celle de l’atmosphère en surface. « Les fonds marins sont le milieu de l’opacité, rappelle le contre-amiral Chetaille, officier général coordonnateur central du domaine de la maîtrise des fonds marins (lire son interview ci-après). Les actions qui s’y déroulent, dont les conséquences économiques sont importantes, sont difficilement attribuables : c’est le domaine des hypothèses et des incertitudes. »

Longtemps chasse gardée de pays pionniers en matière d’exploration sous-marine, telle que la France, la capacité à accéder aux fonds marins s’est désormais élargie à un nombre croissant d’acteurs, nations et compagnies privées, sous l’impulsion notamment des secteurs de l’extraction offshore de l’énergie et de la distribution. Avec l’espace exo-atmosphérique, le cyber, les champs électromagnétique et informationnel (les câbles optiques assurent 99 % des flux numériques), les grands fonds sont le lieu d’une extension de la conflictualité. Les enjeux économiques, énergétiques et, in fine, de souveraineté font peser le risque que les fonds marins deviennent un espace de contestation puis d’affrontement. Le sabotage des gazoducs Nord Stream en septembre 2022 a fait émerger la question des fonds marins sur la place publique, alors qu’elle était restée une affaire de spécialistes. Le sujet est particulièrement sensible sur le flanc nord de l’Europe avec des infrastructures pétrolières et gazières en mer de Norvège, en mer du Nord et en mer Baltique. Plus la compétition stratégique investit les espaces maritimes, plus les rapports de force s’exacerbent, nécessitant une Marine puissante et très informée.

De la Grèce antique jusqu’au roman d’anticipation de Jules Verne, Vingt Mille Lieues sous les mers, l’un des dix livres les plus traduits au monde – 174 langues –, les grands fonds marins ont toujours fasciné les esprits libres et aventuriers. L’immensité, la complexité de la topographie, l’hostilité même de ce milieu due à l’absence de lumière, à des températures très basses et à une pression colossale, créent une page blanche où écrire sa légende et débrider son imagination pour inventer le futur. Le véritable ancêtre du Cephismer ne serait-il pas le capitaine Nemo plutôt qu’un certain commandant Cousteau ? De l’imaginaire à la réalité, la Marine nationale a sauté le pas avec une agilité raffermie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – utilisation du scaphandre autonome – et plus récemment dans les années 90, avec la création des premiers robots sous-marins (AUV).

N.B. : Les photographies de la couverture et des pages 16 et 17 ont été réalisées dans le cadre de l’expédition Gombessa : Le Mystère des Anneaux du Cap Corse, une mission réalisée dans le parc naturel marin du Cap Corse et de l’Agriate, soutenue par Blancpain et Blancpain Ocean Commitment, la Fondation Prince Albert II de Monaco, la société des Explorations de Monaco, l’Office français de la biodiversité, l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse, National Geographic Society, la Fondation Iris, la Fondation Lemarchand, la Marine nationale et la préfecture maritime de la Méditerranée.

Trois questions à...
Contre-amiral Cédric Chetaille, officier général coordonnateur central du domaine de la maîtrise des fonds marins (MFM)

Cols bleus : En quoi les fonds marins se révèlent-ils un nouveau terrain stratégique pour les grandes puissances ?

Contre-amiral Chetaille : La montée en compétences de la Marine dans la maîtrise des fonds marins s’inscrit dans le cadre de la stratégie ministérielle présentée en février 2022. La Marine développe ainsi ses capacités pour connaître, surveiller et agir à des profondeurs allant jusqu’à 6 000 mètres afin de pouvoir garantir la liberté d’action de nos forces dans le milieu aéromaritime, contribuer à la protection de nos infrastructures sous-marines, et garantir les intérêts de la France relatifs à l’exploration des ressources minérales et énergétiques. L’ambition indiquée dans la stratégie ministérielle est d’avoir des moyens employables dans les eaux sous juridiction française (zones économiques exclusives), ainsi que dans les eaux où sont conduites des opérations. Il ne s’agit pas uniquement de participer à la surveillance des infrastructures sous-marines. Il est aussi urgent de participer à la compréhension de ce milieu, pour protéger ses richesses. Les besoins en ressources naturelles poussent à l’exploration, aussi la France a-t-elle demandé un moratoire afin de préserver les milieux naturels d’une dégradation liée à leur exploitation.

Enfin, la Marine doit détecter des équipements qu’un compétiteur pourrait tenter de placer sur les fonds marins, traiter une menace ou développer des modes d’action contre l’adversaire, ou encore récupérer une épave d’aéronef ou un objet d’intérêt.

 

CB : De même qu’il existe un « club des 5 » réunissant les cinq pays possédant officiellement l’arme atomique, existe-t-il un club des pays « maîtres des fonds marins » ?

C-A C : Les pays historiquement impliqués dans les grands fonds marins sont les États- Unis et la Russie (à l’époque URSS) durant la guerre froide. Cette compétition se poursuit et s’amplifie actuellement.

La Chine se positionne à la fois sur les plans scientifique et militaire, avec un développement dual. La France a un rôle particulier : dans la course jusque dans les années 80-90, elle a ensuite délaissé le domaine. L’État français bénéficie néanmoins de son passé. Un écosystème est bien en place avec des entités qui sont à la pointe dans les domaines : scientifique (Ifremer), économique (dont Orange Marine et Alcatel submarine networks par exemple) et industriel avec des sociétés qui possèdent des atouts en partie développés pour la Marine nationale. On peut aussi souligner les innovations en matière de recherche et de technologie qui se développent en France, avec comme domaine d’application les grands fonds marins. Des pays européens s’intéressent à nouveau à ce domaine, en particulier le Royaume-Uni, qui a mis en avant dès 2017 les menaces sur les câbles sous-marins aboutissant à la nécessité de développer un navire MROS (Multi Role Ocean Surveillance) dans l’Integrated Review de 2021. On peut également citer l’Italie dont la marine a signé un Memorandum of Understanding (MoU) avec l’opérateur civil Sparkle en juillet 2022.

 

CB : La loi de programmation militaire (LPM) débloque-t-elle un budget suffisant pour soutenir les projets militaires en matière de MFM ?

C-A C : La LPM permet d’incarner la feuille de route découlant de la stratégie de MFM diffusée en 2022, en assurant le développement capacitaire d’AUV et de ROV, la création de postes pour le domaine, la mise en place de structures au sein des forces. Nous visons la fabrication des engins sur la base des prototypes en cours de développement dans le cadre du plan d’investissement « France 2030 », un AUV grand fond et un Remotly Operated Vehicle (ROV) grand fond. Ces prototypes seront employés vers 2026 par les mondes scientifique et militaire. L’Ifremer, en partenariat avec Exail, a mis en œuvre son drone sous-marin hauturier ULYx à 6 000 mètres d’immersion.

Un poisson autopropulsé est mis à l'eau pour lever un doute sur une potentielle mine sous-marine © O. Nicolas/Marine nationale

Un poisson autopropulsé est mis à l'eau pour lever un doute sur une potentielle mine sous-marine

Un poisson autopropulsé est mis à l'eau pour lever un doute sur une potentielle mine sous-marine

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