Le 2e bureau, matrice du renseignement militaire contemporain : l’affaire Enigma et la défaite des nazis (4/7)

Direction : DRM / Publié le : 22 mai 2024

[SERIE] L’histoire du renseignement militaire nous rappelle combien le renseignement est un métier vieux comme la guerre, et comment il lui est intrinsèquement lié. Cette histoire, dont la Direction du renseignement militaire est aujourd’hui l’héritière, peut être retracée en sept épisodes. Le quatrième se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale, avec la chasse aux plans de bataille de l’Allemagne nazie.

Le travail de Gustave Bertrand permet le déchiffrement du code Enigma par les services polonais. © DR

Créé en 1871 aux lendemains de la défaite militaire contre la Prusse, le 2e  bureau de l’état-major général est chargé de centraliser, de coordonner et de commander l’ensemble des actions de renseignement au sein des forces armées. Il en assure ainsi l’exploitation en s’appuyant sur sa section de la statistique chargée du recueil du renseignement, rebaptisée « section de renseignement » ou « section de recherche » en 1899.

Au début du XXe siècle, ce renseignement militaire connait un important succès en fournissant des éléments décisifs pour résoudre l’affaire Dreyfus et permettre finalement la réhabilitation du capitaine en 1906. Quelques années plus tard, il est à l’origine de victoires importantes lors de la Première guerre mondiale. Lors du second conflit mondial, son rôle dans l’affaire Enigma en fera un acteur majeur de la défaite de l’Allemagne nazie.

Du recrutement d’une source à une politique partenariale efficace

Contrairement à une idée reçue, le décryptage d’Enigma (la machine allemande à crypter les messages) ne fut pas l’œuvre exclusive des services britanniques, lesquels mirent au point en juin 1941 le code de décryptage Ultra à Bletchley Park. Le code Enigma fut en effet cassé pour la première fois en 1932 par les services polonais, plus précisément par le Biuro Szyfrów1. Ce fait d’armes fut possible grâce à l’action d’un agent du 2e  bureau de l’état-major général français, Gustave Bertrand, dit Bolek. Né en 1896 à Nice, engagé dans l’armée en 1914, il est blessé aux Dardanelles en 1915. Affecté en 1924 dans les transmissions, il intègre le 2e  bureau en 1930, au sein de la section D de la section de recherche, chargée de l’étude des chiffres et codes étrangers.

En 1931, travaillant sous couverture auprès de l’attaché militaire français à Berlin, il recrute comme source Hans-Thilo Schmidt, un fonctionnaire du chiffre de la Reichswehr, via un intermédiaire, Rodolphe Lemoine, dit Rex. Hans- Thilo Schmidt transmet de la documentation décisive sur Enigma. Face à l’incapacité de la section du chiffre à briser le code, le 2e  bureau communique les documents à leur homologue britannique, qui n’y parvient pas non plus. En décembre 1932, sur ordre, Gustave Bertrand les transmet aux services polonais, lesquels parviennent à casser le code allemand2. Gustave Bertrand n’apprend toutefois le succès polonais que le 25 juillet 1939, à la veille de la guerre, lors d’une rencontre trilatérale entre Français, Polonais et Britanniques.

Au début de la guerre, des travaux prometteurs

Lors de la défaite de la Pologne en septembre 1939, Gustave Bertrand fait rapatrier en France les membres du Biuro Szyfrów polonais. L’équipe, installée au château de Vignolles (Seine-et-Marne), prend le nom de code PC Bruno. Gustave Bertrand y réunit une équipe armée par des réservistes français, sept décrypteurs espagnols de l’ancienne armée républicaine et quinze décrypteurs polonais. L’équipe entreprend la réplique de quarante machines Enigma, reçoit la visite du mathématicien anglais Alan Turing et casse, pour la première fois en temps de guerre, le code allemand le 17 janvier 1940. L’exploitation opérationnelle des messages commence le 6 mars 19403.

Ce succès n’évite pas la débâcle et, le 10 juin 1940, le PC Bruno est évacué en Algérie puis, en juillet 1940, à Uzès (Gard) où il prend l’appellation de PC Cadix. Le service d’interception radio et de décryptage dirigé par Gustave Bertrand est officiellement rattaché au bureau des menées antinationales de Vichy. Mais cela ne l’empêche pas de poursuivre clandestinement ses activités anti- allemandes (cf. infra « Serment de Bon Encontre »). En mars 1941, Gustave Bertrand transmet ses précieux travaux aux services britanniques. Cependant, le PC Cadix est menacé par l’Abwehr4, qui opère librement en zone sud avec ses véhicules gonio5. Gustave Bertrand est contraint de faire évacuer ses équipes dans les Alpes-Maritimes avant de chercher à leur faire gagner l’Espagne. Au cours de cette tentative, en mars 1943, cinq décrypteurs polonais sont arrêtés dans les Pyrénées. Deux d’entre eux trouveront la mort au camp de Sachsenhausen. Le 2 juin 1944, Gustave Bertrand est évacué en Grande-Bretagne à bord d’un appareil de la Royal Air Force. Il est ensuite incorporé à l’état-major des Forces françaises de l’intérieur du général Koenig.

Un camion gonio de l'Abwehr. © TRL 2020

Une action du 2bureau déterminante pour la victoire finale

L’action clandestine du renseignement militaire français – censé servir le régime de Vichy – a permis de poursuivre les travaux et de les transmettre aux services britanniques. À Bletchley Park, ces derniers, qui ont baptisé la clef de déchiffrage « code Ultra », ont été en mesure de renseigner les forces alliées sur les intentions allemandes.

Ultra a notamment permis aux Britanniques de vaincre la flotte italienne au cap Matapan en mars 1941, de traquer efficacement des U-Boote dans l’Atlantique en connaissant leurs zones de concentration, d’arrêter l’avancée de Rommel vers Le Caire à l’automne 1941, de surveiller activement des essais des fusées V1 et V2 à compter de 19426, de connaître le dispositif ennemi avant le débarquement en Sicile en juillet 1943, d’être averti de la date et du plan allemand de contre-attaque à Mortain (Normandie), en 1944. Ainsi, les services alliés ont pesé de manière décisive sur le cours de la guerre grâce au travail de renseignement du 2e  bureau, commencé en 1931 par Gustave Bertrand.

1Władysław Kozaczuk, (trad. C. Kasparek), Enigma: how the German machine cipher was broken, and how it was read by the Allies in World War two, University of America, coll. Foreign intelligence book, 1984, 348 p.

2Jacek Tebinka, « Récit du décryptage d’Enigma par l’ancien chef du renseignement polonais [31 mai 1974] », in Jan Stanisław Ciechanowski, Marian Rejewski 1905-1980 : Living with the Enigma secret, 1st ed. Bydgoszcz City Council, 2005.

3Gustave Bertrand, Enigma ou la plus grande énigme de la guerre 1939-1945, Paris, Plon, 1973.

4Service de renseignement militaire allemand.

5Ces véhicules détectent les émissions électromagnétiques, puis les localisent par triangulation.

6 Le décryptage des messages concernant la mise au point des V1 et V2 permit d’identifier le centre d’essai de Peenemünde et de le détruire en août 1943, ce qui retarda considérablement la mise au point de ces armes.

 

17-18 août 1943 : bombardement du centre d'essai de Peenemünde. © DR

Le serment de Bon-Encontre

25 juin 1940 : aux lendemains de l'Armistice, le 2e bureau est dissous. Mais ses membres restent déterminés : autour du monument aux morts de Bon-Encontre, petite localité du Lot-et-Garonne située près d'Agen, ils prêtent serment et jurent de poursuivre le combat contre l'occupant allemand.

Le serment de Bon-Encontre © www.smlh.fr

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