Saint-Lô sous les bombes
Bernadette Ponthot a 11 ans lorsqu’elle connait les terribles bombardements de Saint-Lô dans la nuit du 6 au 7 juin 1944. En pension, elle doit fuir la ville avec ses camarades. Débute alors une période d’exode, sans nouvelle de sa famille, qui la marque à vie. Elle reviendra finalement à Saint-Lô quelques années plus tard, avec son mari, alors que la ville est en pleine reconstruction.
Pouvez-vous nous raconter votre enfance, où êtes-vous née et quel était le contexte familial ?
Je suis née le 28 décembre 1933 à Cherbourg, dans le Cotentin, et j’ai toujours vécu dans le département. Mon père était belge, naturalisé Français avant ma naissance car il travaillait comme ingénieur à l’arsenal de Cherbourg. Il fallait être Français pour occuper ce poste. Mes trois aînés sont nés en Belgique, mais les derniers de la fratrie et moi sommes nés en France. J’étais la septième d’une famille de huit enfants. Mes parents ne s’entendaient pas vraiment, mais à cette époque, on ne divorçait pas. J'ai passé mon enfance en pension à Saint-Lô, chez les bonnes sœurs, car il n’y avait pas d'école à proximité de chez nous, et mes parents voulaient que nous ayons tous un métier. J'avais 7 ans quand je suis arrivée à Saint-Lô en 1940.
Comment avez-vous vécu les premières années de guerre ?
Je n’ai pas de souvenirs précis de la guerre avant 1943, car j’étais encore jeune. Pensionnaire à Saint-Lô chez les religieuses depuis l'âge de 7 ans, nous étions assez coupées du monde extérieur. Mes parents - maman était infirmière et mon père ingénieur- ne parlaient pas de la guerre non plus. Ils avaient quitté Cherbourg craignant que mes frères, qui avaient 17 et 18 ans, ne soient réquisitionnés par les Allemands. L'un de mes frères a été envoyé en Allemagne pour le Service du Travail Obligatoire (STO) en 1943 jusqu'en 1945, nous n'avons pas eu de nouvelles de lui pendant un an. Nous étions une grande famille dispersée, mais nous avons eu la chance de tous survivre à la guerre sans blessure. Au pensionnat je n'ai jamais manqué de nourriture. On ne mangeait pas beaucoup de pommes de terre à cause des réquisitions, toutes les bonnes choses partaient en Allemagne ou sur le front de guerre.
En 1944, comment avez-vous vécu les bombardements et le débarquement ?
En juin 1944, j’avais 10 ans et je me trouvais toujours en pension à Saint-Lô. Le dimanche 4 juin, je faisais ma communion solennelle et ma mère était venue avec une de mes sœurs et mon petit frère. Rien ne laissait présager l’ampleur des événements à venir. Mais le soir du 5 juin, les avions ont commencé à passer et à bombarder. Le 6 juin, les bombardements sont devenus violents et une bombe est même tombée sur notre pensionnat. Dans les dortoirs, il y avait des filles qui étaient déjà en chemise de nuit, mais moi, je bavardais avec d'autres, j'étais encore en robe. Quand la bonne sœur est arrivée, elle a dit : "mettez-vous sous les lits, mettez-vous sous les lits !". Je me demandais pourquoi, puis quand ça a explosé, les vitres se sont brisées et les fenêtres sont tombées. C'était effrayant. Nous avons passé la nuit du 6 au 7 juin dans les caves, terrifiées par le bruit et les tremblements des murs. C’était une peur inimaginable, pire que la peur ordinaire. On récitait des prières ensemble. Le lendemain, la défense passive (1) est intervenue et nous a conseillé de quitter la ville, car il était trop dangereux de rester sous terre en cas de nouvelles frappes, nous aurions pu être ensevelies. La défense passive, c'était des hommes qui nous protégeaient parce qu'il n'y avait pas de pompiers. Ils prenaient la place des pompiers.
Le 7 juin au matin, nous avons quitté Saint-Lô à pied. Nous étions un groupe d'environ 15 à 20 filles, accompagnées par des garçons qui étaient en pension à Agneaux. Nous avons marché environ 15 kilomètres jusqu'à La Chapelle-sur-Vire dès le premier jour. En chemin, j'ai vu des scènes qui m'ont beaucoup marquée : des familles avec des landaus, des enfants réfugiés dans les fossés, ayant tout perdu dans les bombardements. C’était très dur de voir cela à 10 ans.
On n'avait même pas de change de sous-vêtements. On n'avait rien. Alors les bonnes sœurs avaient acheté des petites culottes pour qu'on puisse se changer, il n'y avait pas beaucoup de lessive. Je me souviens très bien des culottes, on venait prendre une culotte propre chaque jour, mais on ne pouvait pas savoir si ça avait été la culotte de quelqu'un d'autre la veille.
Nous avons trouvé refuge dans un manoir où des gens généreux avaient libéré leur grand salon pour que nous puissions dormir. Nous couchions sur des matelas ou des couvertures et le matin, nous les rangions pour faire de la place. Il y avait des moines et des femmes qui s'occupaient d'orphelins. Quand ça bombardait, il fallait aller dans les fossés. Tous les jours, nous descendions chez les moines à La Chapelle-sur-Vire pour manger, traversant un pont au-dessus de la rivière, avec les avions qui survolaient. Nous sommes restés trois semaines dans ce manoir avant de devoir repartir.
« On découvrait à 10 ans ce que c'était la guerre : "pourquoi est-ce qu'ils font tout ça ?". C'était horrible. »

Pourquoi avez-vous dû quitter ce manoir ?
Un soir, des Allemands qui se trouvaient à proximité ont commencé à faire la fête. Mais il y a eu un coup de feu et un gradé allemand a été tué. On ne savait pas qui avait fait le coup, mais le propriétaire du manoir, craignant des représailles, nous a dit qu’il valait mieux partir. Nous avons donc quitté le manoir en pleine nuit. Chacun avait quelque chose à porter ; moi, je portais un sac avec des morceaux de pain. Nous marchions en file indienne. La guerre nous avait appris à être vigilants, car les avions pouvaient nous attaquer à tout moment. Il y avait des flammes partout, ça sentait le brûlé. On découvrait à 10 ans ce que c'était la guerre : "pourquoi est-ce qu'ils font tout ça ?". C'était horrible. En marchant, on a découvert des gens blessés, d'autres qui étaient morts et qui étaient dans les fossés.
À certains moments, nous avons croisé des soldats allemands. Certains n’étaient pas méchants, surtout avec nous, les enfants. Mais il fallait être prudent. On entendait souvent parler de la défense passive, mais je ne savais pas vraiment ce que c'était à l’époque.
Comment avez-vous vécu le retour chez vos parents après cet exode ?
Après trois semaines de marche et de déplacements, nous avons vu les Américains arriver. Ils distribuaient du chocolat et du chewing-gum, mais les bonnes sœurs ne voulaient pas qu’on y touche, pensant que c'était empoisonné. Finalement, nous avons pu écrire à nos parents et un officier américain a fait le tour des maisons pour savoir qui avait encore de la famille vivante. J’ai pu rentrer chez mes parents le 1er août 1944, après deux mois d'exode. J’ai fait le trajet du retour avec des camarades de Bricquebec dans une voiture à gazogène, une sorte de véhicule avec un gros brûleur sur le côté. Lorsque je suis arrivée chez moi, mes parents ne savaient même pas à quelle heure j’arriverais. C’était étrange de retrouver la maison, après tout ce que nous avions vécu.
Ma famille a été relativement épargnée, à part mon frère qui a été au STO en Allemagne pendant deux ans. Mes parents sont restés à la campagne après la guerre. Ma mère, a travaillé pendant dix ans à la reconstruction de Coutances, très touchée par les bombardements. Mon père, qui aimait les volailles, s’occupait de la ferme. La vie n'était pas facile après la guerre. Nous avons continué à vivre avec des tickets de rationnement jusqu'en 1948, mais nous n'avons jamais manqué de nourriture. Ce qui m'a surtout manqué, c'était une vraie vie de famille, car j'ai passé beaucoup de temps en pension.
Quand êtes-vous retournée à Saint-Lô après la guerre et qu’avez-vous ressenti ?
Je suis retournée à Saint-Lô en 1955 pour travailler. Mon mari y travaillait déjà et nous avons trouvé un logement après notre mariage en 1956. Quand je suis revenue, la ville était en pleine reconstruction, mais il restait encore beaucoup à faire. La ville avait été dévastée et de nombreux habitants vivaient dans des baraques. Mes souvenirs de Saint-Lô après les bombardements étaient marqués par la destruction. Je me souviens de cette odeur de brûlé, des flammes partout et des femmes et enfants qui pleuraient dans les rues. Revenir après la guerre et voir la ville se reconstruire a été un moment particulier.
Avez-vous eu du mal à vous réadapter à la vie normale après la guerre ?
Pas vraiment. À 10 ans, on suit le mouvement sans vraiment réfléchir. Mais plus tard, en grandissant, j'ai réalisé l'impact que cela avait eu. Quand j’ai eu des enfants, j’ai souvent pensé à ce que j'aurais fait si je les avais perdus pendant la guerre. Ces pensées restent avec vous. Mais la vie a repris, petit à petit. Mon mari et moi avons habité à Saint-Lô pendant 30 ans et j'ai travaillé au Crédit Agricole jusqu'à 58 ans. La ville a changé, elle a retrouvé son dynamisme, mais les souvenirs de la guerre ne disparaissent jamais vraiment.
À noter :
(1) La Défense Passive est une organisation mise en place en France par le Gouvernement à partir de 1933. Elle avait pour objectif de protéger les populations civiles contre les attaques aériennes.
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